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exécrables contre lesquels tout est permis. On peut penser que sa manière de voir est celle de ses plus intelligens contemporains ; ceux-là mêmes qui ont le patriotisme indéfectible, ne l’ont pas impitoyable.

La plupart du temps, afin de concilier leur zèle pour la grandeur de l’Empire avec les obligations auxquelles ils se sentent astreints envers les peuples étrangers, ils se disent que ces peuples eux-mêmes ont tout profit à être soumis par les armes romaines : les légions, avec l’obéissance, leur apporteront la tranquillité matérielle, le bon ordre social, le bien-être, le luxe même, la culture de l’esprit, bref tout ce que la langue latine enveloppe sous le terme vague et sonore d’humanitas. Cette opinion trouve chez Pline l’Ancien une expression amusante par son emphase naïve ; Pline ne comprend pas que ces nations, si malheureuses chez elles, ne viennent pas se jeter spontanément sous le joug impérial, où elles vivraient bien plus commodément : « C’est en restant libres, dit-il, qu’elles seront à plaindre. » C’est ce que répétera, trois siècles plus tard, un des derniers poètes latins, Rutilius Namatianus : « Puisque c’est toi qui commandes, dit-il à Rome, les peuples, malgré eux, ont gagné à être conquis. » De telles exagérations nous font sourire : elles sont pourtant, sans nul doute, plus sincères que sophistiques. Pour les apprécier sainement, n’oublions pas à quelle espèce d’hommes elles s’appliquent. Depuis longtemps, Rome n’a plus affaire à des États civilisés : elles les a combattus et vaincus à une époque où, comme nous l’avons vu, elle n’avait aucun doute sur la légitimité de la conquête. Ceux contre lesquels elle lutte maintenant sont, moralement et socialement, bien plus différens d’elle-même et de ses sujets. Parthes ou Arabes, Daces ou Sarmates, Germains ou Bretons, montagnards des Pyrénées, pillards du désert de Libye, ce sont à peine des Etats, plutôt des hordes sauvages, et les Romains peuvent fort bien être convaincus, en toute bonne foi, qu’en les initiant à un mode d’existence supérieur, en leur apprenant le bienfait des justes lois et des mœurs plus douces, ils leur rendent un très grand service. Pour prendre dans nos idées modernes un terme de comparaison, on peut dire que l’Empire romain n’a jamais été, en face d’un autre peuple, comme la France en face de l’Allemagne ou de l’Angleterre, mais plutôt comme la France en face du Tonkin ou du Maroc. La conquête a donc pu apparaître à beaucoup de