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si délicate. Les pages qu’il consacre à discuter les « cas de conscience » de ce genre sont peut-être les plus originales de son ouvrage. On l’y sent très respectueux des droits de l’humanité, et très soucieux aussi des intérêts légitimes de son pays. En bon disciple des philosophes grecs, il affirme hautement qu’un lien sacré unit les hommes entre eux, qu’il y a « une solidarité générale de tous avec tous, » omnibus inter omnes societas est. C’est pécher contre cette solidarité que de prétendre qu’on ne doit tenir compte que de ses concitoyens et non des étrangers ; c’est ruiner du même coup toutes les vertus, générosité, bonté, justice. — Mais cette parenté universelle admet des degrés : l’homme doit aimer sa patrie et tout le genre humain, mais non le genre humain autant que sa patrie. La patrie est, tout de suite après les dieux, avant ses parens et ses amis, — et a fortiori avant le reste de la famille humaine, — ce qu’il doit chérir et servir par-dessus tout. — Donc, entre les deux devoirs, celui de l’homme et celui du citoyen, il n’y a pas d’égalité, pas plus qu’il n’y a d’exclusion. — Peut-il y avoir conflit ? Non, répond le philosophe par un raisonnement hardi et quelque peu subtil. On peut imaginer théoriquement des actions atroces ou honteuses, et se demander si le sage doit les accomplir pour le salut de son peuple : mais à quoi bon ? Si elles sont réellement déshonorantes, le peuple lui-même ne voudra pas qu’il les accomplisse. Entre Thémistocle, qui avait eu l’idée d’incendier subrepticement la flotte de Lacédémone, alors alliée d’Athènes, pour mieux assurer l’hégémonie de celle-ci, et Aristide, qui avait combattu le projet comme immoral, les Athéniens n’ont pas hésité, — et Cicéron n’hésite pas non plus, — à ratifier la décision d’Aristide. Si quelquefois les nations se laissent séduire par un faux semblant d’avantages positifs, et écrasent leurs adversaires vaincus, afin de se réserver plus de puissance, Cicéron déclare que c’est une faute, peccatum, c’est-à-dire à la fois un acte coupable et une erreur de jugement : « la cruauté n’est jamais utile, puisqu’elle est contraire à ce caractère humain qui doit être la règle suprême. » Là est le principe auquel il s’attache fortement : l’intérêt de l’Etat, entendu comme on doit l’entendre, ne saurait exiger une action criminelle ; entre lui et le devoir philanthropique, la contradiction n’est qu’apparente, car il ne peut y avoir ni patriotisme sans moralité, ni moralité sans humanité.