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sont gouvernées par une règle, non humaine, mais nationale.

Et lorsque cette règle nationale commence à fléchir, ce n’est aucunement au profit d’un idéal plus large et plus doux. Dans le dernier siècle de la période républicaine, la moralité patriotique que nous avons essayé de retracer à la fois sous son aspect grandiose et sous son aspect farouche, tombe de plus en plus en ruines : mais, sur cet écroulement, ce n’est pas du tout une moralité nouvelle, libérale et philanthropique, que nous voyons s’élever ; c’est simplement, sous diverses formes, — ambition, violence, vénalité, débauches, — le triomphe de l’égoïsme. L’époque des guerres civiles est, à cet égard comme à bien d’autres, une des plus tristes de l’histoire romaine : les anciennes vertus du citoyen y ont disparu, sans être remplacées par d’autres vertus plus douces. Les guerres ne se font plus pour assurer l’existence ni même la prééminence de Rome : elles sont plutôt entreprises pour servir les intérêts privés d’individus ou de groupes puissans : elles n’en sont menées qu’avec plus d’acharnement et de férocité. On pille moins, peut-être, pour enrichir le trésor public, mais on pille plus pour grossir les fortunes de quelques particuliers, généraux vainqueurs ou administrateurs de territoires conquis : les sujets y ont plutôt perdu que gagné. L’autorité, enfin, était une arme nécessaire que les magistrats recevaient pour maintenir les provinces dans le respect de la métropole, et dont ils usaient sans scrupules, mais non sans motifs : maintenant elle est devenue un jouet livré aux mains capricieuses de quelques tyranneaux, qui en abusent pour terroriser et pressurer les malheureux qu’on leur confie. Les noms de Scipion, d’une part, de Verrès, de l’autre, permettront, si l’on veut, de mesurer le chemin parcouru. Les contemporains des guerres puniques étaient prêts à tout sacrifier à leur pays, et le monde et eux-mêmes : ceux de la fin de la république sacrifient à leurs propres personnes et le monde et leur pays. Longtemps on avait oublié d’être humain à force d’être patriote : maintenant, on n’est plus patriote, et l’on n’est pas devenu plus humain. Des deux morales entre lesquelles peut hésiter l’activité politique, l’une avait d’abord complètement tenu l’autre en échec ; désormais elles gisent toutes deux ensevelies dans un commun mépris, — et les penseurs qui vont venir, s’ils veulent proposer à l’homme un idéal digne de ses efforts, devront essayer de les ressusciter l’une et l’autre.