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liberté, jalousement défendue. Hâtons-nous d’ajouter qu’il savait la défendre sans manquer en rien au respect filial, à la reconnaissance ou à l’amitié. Quant aux gens de théâtre, directeurs, artistes, il gardait avec eux les distances : restant le premier à sa place, il les mettait, ou les remettait à la leur. Sur la prétention des interprètes à « créer » leurs rôles, « comme disent encore les Français, » il écrit un jour, à propos d’un chef d’orchestre, et non des moindres : « Nous sommes tous d’accord sur son mérite ; seulement, il ne s’agit point ici d’une personnalité, si grande soit-elle, mais de l’art. Je ne reconnais ni aux chanteurs, ni aux chefs d’orchestre, la faculté de « créer ; « un tel principe, je l’ai déjà dit, mènerait à l’abîme. » En somme, ce maître-là fut maître dans toute l’étendue et toute la force du mot. Autant que de son art, il prétendait l’être de lui-même, et l’être seul. À demi plaisant, sérieux à demi, il écrivait un jour : « Sache le signor Tito Ricordi, que j’ai l’habitude, bonne ou mauvaise, d’en faire à ma tête, comme je veux et comme il me plaît ! » Une autre fois : « J’entends rester ce que je suis, c’est-à-dire un paysan de Roncole. »

Un paysan, c’est ainsi qu’il aima toujours à se qualifier, à se définir. « Rude de manières comme moi, ours à peu près autant que moi, » disait-il de l’un de ses meilleurs amis. Et sans doute il exagérait, ou plutôt il taisait, laissant à ceux qui l’ont bien connu le soin d’en rendre témoignage, la bonté, la tendresse même qui tempérait chez lui certaine rigueur. Son âme était d’acier, mais son cœur était d’or. Cette âme, dans les derniers temps, avait des reflets sombres. Une des amies du maître a écrit de lui : « Bien qu’il eût une physionomie souriante, le fond de sa nature était mélancolique. » À la fin de l’année 1893, de cette année dont le début avait vu le triomphe de Falstaff, il écrivait à l’une de ses interprètes : « Vous rappelez-vous la troisième soirée de Falstaff ? Je pris congé de vous tous ; et vous étiez tous un peu émus, vous en particulier et la Pasqua… Imaginez ce que fut mon adieu, qui voulait dire : Nous ne nous reverrons plus comme artistes ! ! ! Nous nous sommes, il est vrai, rencontrés depuis, à Milan, à Gênes, à Rome ; mais la mémoire se reportait toujours à cette troisième soirée, qui voulait dire : Tout est fini ! » Plus tard encore, en 1898, refusant de laisser exécuter à la Scala ses dernières compositions religieuses, il donnait, avec un peu d’amertume peut-être, cette raison, entre autres, de son refus : « Mon nom est trop vieux, trop ennuyeux… Je m’ennuie moi-même quand je me nomme. »

« Un paesano. » Pourvu qu’on le prenne au sens le plus haut, le plus noble, ce nom, ou ce titre, qu’il lui plaisait de se donner, était