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et j’en avais déjà trouvé, dans mon esprit, l’idée et la couleur musicale. » Un long débat s’ensuivit. Les censeurs autrichiens exigèrent avant tout que le roi de France fût remplacé par « un feudataire contemporain, » de préférence un Farnèse ou un Médicis, un duc de Bourgogne ou de Normandie. A la fin, on se décida pour un duc de Mantoue. Cela ne suffit pas. Chaque jour amenait de nouveaux scrupules, des chicanes absurdes. On refusait à Verdi jusqu’au sac où le cadavre de l’héroïne, à la fin, doit être enveloppé : « Je ne comprends pas pourquoi on a supprimé le sac. Que pouvait bien faire un sac à la police ? Redoute-t-on l’effet ? Mais alors, qu’on me permette de le dire : croit-on s’y connaître en cela mieux que moi ? Qui donc est le musicien ? Qui peut dire : cela fera de l’effet, ou n’en fera pas. Une difficulté du même genre s’est déjà présentée à propos du cor d’Ernani [1]. Eh bien ! qui donc a ri du son de ce cor ?... Je remarque enfin qu’on défend de représenter Triboulet affreux et bossu. « Un bossu qui chante ! » Pourquoi pas ?... « Cela fera-t-il de l’effet ? » Je ne sais. Mais si je ne le sais pas, celui-là le sait encore moins, je le répète, qui a proposé cette modification. Je trouve précisément très beau de représenter ce personnage difforme et grotesque au dehors et, au dedans, plein de passion et d’amour. J’ai choisi justement ce sujet pour toutes ces qualités, pour tous ces traits originaux. S’ils disparaissent, je ne peux plus faire de musique. Si l’on me dit que mes notes peuvent aller, même avec un drame pareil, je réponds que je ne comprends rien à de tels raisonnemens. A parler franc, que mes notes soient belles ou laides, je ne les écris jamais au hasard, et je m’efforce toujours de leur donner un caractère. »

D’autres passages de la correspondance concernent d’autres opéras, ou projets d’opéras. Le Roi Lear est l’un des sujets qui tentèrent le plus souvent, — et jusqu’à la fin de sa longue carrière, — le musicien, shakspearien trois fois, de Macbeth, d’Otello et de Falstaff. Il avait pour sa partition de Macbeth une préférence, que la scène — admirable — du somnambulisme ne suffit pas, selon nous, à justifier. Aida surtout fait l’objet de nombreuses lettres. Celles-ci nous fournissent des renseignemens inattendus sur la collaboration, non pas seulement musicale, mais dramatique, littéraire, et littérale même, du musicien avec son librettiste. Verdi ne se contente pas de proposer le changement d’une situation, d’une phrase, d’un mot : il trace lui-même l’ébauche du vers, de la strophe, de la scène renouvelée, ou nouvelle.

  1. A Venise également, en 1844. « Un cor, sur le théâtre de la Fenice ! Cela ne s’est jamais vu ! »