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on ne sait quel « surhomme. « L’homme ne saurait être au-dessus de l’homme : c’est une place qui n’appartient qu’à Dieu. Qu’il lui suffise, en s’élevant plus haut, toujours plus haut, d’être humain, largement humain.

Celui à l’image de qui est faite cette littérature et qui est façonné par elle, on l’appelle du plus beau nom qui soit et en même temps du plus modeste : l’honnête homme. Une éducation, qui emprunte ses principes à la fois au christianisme et à l’antiquité, l’a cultivé. Elle n’a énervé en lui aucune des énergies natives ; mais, se bornant à émonder et redresser, elle a rendu la plante plus vigoureuse. Mêlé de bonne heure à la société, l’enseignement qu’il en reçoit lui apprend à vivre non pour lui mais pour les autres. Il hait le Moi parce que le Moi rend haïssable. Ni ombrageux comme Alceste, ni complaisant comme Philinte, il est d’humeur aimable. Il se plaît à échanger des idées par la conversation et sait qu’il n’y a pas de conversation sans une femme pour la diriger. Il tient son rang et remplit les devoirs de son état, attentif à éviter les préjugés de sa caste et le pli de sa profession. Car il est par ailleurs gentilhomme ou bourgeois, prêtre, officier, magistrat, écrivain : dans toutes les conditions et dans tous les métiers il y a une manière où on reconnaît l’honnête homme. Elle consiste à sentir, penser, parler librement et noblement, en chrétien et en français.

Sur trop de points le XVIIIe siècle a pris le contre-pied du siècle qui avait précédé. Il a déclaré la guerre à la tradition, et d’abord il s’affranchit des anciens. Aussitôt se produit le phénomène auquel on assiste toujours en pareil cas : la frontière est ouverte, rien ne s’oppose à la ruée des étrangers. Ils se précipitent en formations compactes. Ce ne sont plus les Italiens comme au XVIe siècle, les Espagnols comme au temps de Richelieu : c’est du Nord maintenant que vient le danger pour le pays, et les influences intellectuelles suivent les variations de la politique. Cela commence par l’anglomanie, en attendant la germanophilie. Alors on voit apparaître dans la littérature des sentimens qui ne sont pas seulement nouveaux, mais qui sont en contradiction avec notre tempérament national. Ce débordement de sensibilité, dont notre théâtre au XVIIIe siècle est inondé, n’est pas du chez nous qui n’avons guère le genre larmoyant. Ce déchaînement de passion, qui datera de Rousseau, s’accorde peu avec notre goût et notre instinct de la mesure. Cette mélancolie enfin, qui nous arrivera des pays de brume, enferme un principe morbide. Et notre littérature est dans son ensemble une littérature bien portante : elle respire la