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apprendre. Ils avaient fait, en tous les sens, ce voyage à travers les caractères et les mœurs que nous ne nous lassons pas d’entendre conter à ceux qui en reviennent. » Muse, dis-moi ce héros qui a parcouru beaucoup de villes et connu les mœurs de beaucoup d’hommes : » c’est le début de l’Odyssée, traduit de la transcription latine d’Horace qui le cite avec admiration. Comment aurions-nous laissé perdre tant d’observations faites une fois pour toutes, et de remarques dont il est aisé de contrôler l’exactitude ? Nous nous les sommes assimilées. Nous les avons fait passer en nous, afin qu’elles fructifient de nouveau. De là vient la prodigieuse fortune que Plutarque a eue en France : ses Vies Parallèles nous apportaient un « répertoire de documens humains » d’une richesse jusque-là inconnue, et qui ne sera pas dépassée. A travers le français d’Amyot il éveillait la vocation de Montaigne. Et celui-ci, lorsqu’il écrivait la phrase fameuse : « Chacun de nous porte en soi la forme de l’humaine condition, » montrait le but à atteindre, donnait la définition d’où notre littérature classique allait sortir.

Racine, Molière, La Fontaine, qui sont au programme de nos « Journées, » représentent admirablement cette littérature, rien n’étant plus français d’inspiration, ni plus élevé dans l’échelle des valeurs artistiques, qu’une tragédie de Racine, une comédie de Molière, une fable de La Fontaine. On peut même dire qu’ils la représentent tout entière, Molière et La Fontaine étant plus gaulois, mais Racine plus chrétien, et Molière étant disciple de Plante, mais Racine émule de Sophocle et La Fontaine ami de Platon. Désormais notre littérature s’est dépouillée de tout ce qui la déparait ou la dénaturait. Elle a rejeté le pédantisme qui faisait de tels vers de Ronsard autant de logogriphes, et des pièces de Jodelle ou de Garnier des tragédies de collège. Elle s’est affranchie des influences étrangères et a renvoyé par delà les monts le gongorisme à l’espagnole et les concetti à l’italienne. Elle s’est châtiée elle-même en arrêtant l’esprit gaulois sur une pente où il glisse volontiers, celle de la grossièreté. Elle est sortie, pour un temps, victorieuse du combat si rudement mené par Boileau contre la préciosité et contre le burlesque. Elle apparaît enfin, débarrassée de toute importation, fibre de toute souillure, image adéquate de l’esprit français.

C’est essentiellement une littérature psychologique. Indifférente au spectacle extérieur, à ce qui est en dehors de nous et n’est pas nous, elle ne s’intéresse qu’à la réalité intérieure. Mais ici il n’est aspect si caché, nuance si subtile qu’elle ne soit jalouse de l’atteindre.