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sa petite patrie dans la grande. Pour ce qui est d’une certaine ivresse païenne qui monta au cerveau de quelques écrivains, elle ne pouvait être que passagère dans un pays où l’on se battait pour des questions de religion. L’âme française est restée la même. Disons mieux : elle est désormais assurée de la meilleure protection contre toute menace venant du dehors. Non seulement en effet, en attirant à lui l’antiquité, notre génie ne s’abandonnait pas à une étrangère, mais il appelait à le secourir une alliée, une gardienne qui l’aiderait à défendre son originalité. C’est ce qu’il ne faut jamais oublier, et c’est ce qu’aujourd’hui plus que jamais il faut redire, à l’encontre de ceux qui s’apprêtaient imprudemment à jeter par-dessus bord tout le magnifique héritage de la Renaissance. Ils demandaient : « A quoi bon les lettres antiques ? A quoi servent les langues anciennes ? A-t-on besoin d’apprendre le latin pour devenir ingénieur, commerçant, industriel, agriculteur ou chimiste, et n’est-ce pas plutôt perdre un temps qui serait mieux employé à des travaux plus pratiques ? » Nous nous bornerons à répondre que le génie français se sert du latin comme d’une barrière pour se préserver de l’invasion étrangère. La République a besoin de chimistes, en dépit du mot célèbre, et d’agriculteurs et de commerçans ; mais elle a besoin, surtout, que ces commerçans et ces chimistes n’aient pas une culture allemande.

Ceci n’est pas moins considérable. En s’appropriant, fût-ce avec un zèle indiscret, tous les trésors de l’antiquité, nos écrivains de la Renaissance remettaient dans la circulation un superbe patrimoine et en refaisaient quelque chose de vivant. Ainsi ils s’engageaient à leur tour sur la grande voie romaine, et, ouvrant plus loin encore l’immense perspective, ils élargissaient leur horizon jusqu’aux rives lumineuses de la Grèce. Ils renouaient la chaîne. Ils reprenaient l’œuvre civilisatrice, — et par les mêmes moyens. Ce qu’il y a d’admirable dans l’œuvre de l’antiquité, autant que le mérite d’art, c’est la conception qu’elle s’est faite de l’homme. Elle s’est appliquée à le connaître, à le distinguer de la nature qui l’environne et menace de l’absorber, à organiser sa vie suivant les règles de la raison. De Socrate à Platon, d’Aristote à Marc-Aurèle, de Cicéron à Sénèque, tous les philosophes, et les poètes avec eux, n’ont cessé d’embellir et d’épurer cette image de l’homme. C’est par là que les anciens nous ont séduits, et pour cela que nous nous sommes mis à leur école. Car ici encore nous nous trouvions avec eux en un merveilleux accord. Nous sommes curieux de la nature humaine ; c’est une étude que nous ne nous lassons pas d’approfondir ; et ils avaient beaucoup à nous en