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latin. Mais il a ce qui, en France, fait pardonner beaucoup de choses : de l’esprit. Au surplus, c’est un drôle, ce n’est pas un méchant homme. Il est gai. Les soucis d’une vie nécessiteuse lui ont laissé toute sa belle humeur. Ajoutez, s’il lui faut encore une excuse, que ce M. Guillaume dont il emporte le drap sans le payer est un sot, et que c’est pain bénit de duper un imbécile. Le Français, né malin, a reçu en partage le don d’apercevoir le ridicule, de le noter d’un trait rapide et de lui décocher aussitôt une pointe acérée. Que si cette sottise s’accompagne de lourdeur, de brutalité, de violence, alors l’esprit français, qu’excite une colère généreuse, devient une arme redoutable. Le Roman de Renart, cette autre épopée qui raille l’épopée féodale, retrace la lutte sans cesse renaissante de Renart contre Ysengrin, c’est-à-dire de l’esprit contre la force. La satire s’élargit avec Jean de Meung ; et le Roman de la Rose, commencé en « Art d’aimer, » se continue en un pamphlet dirigé contre toutes les injustices sociales et pas mal d’institutions, celle entre autres de la justice. Il s’attaque aux gens de finance, aux gens de loi, à l’hypocrite Faux Semblant, et n’épargne pas même la royauté. La guerre est commencée que continueront les Rabelais, les Molière, les Voltaire et qui ne s’interrompra plus jamais, la guerre aux abus, aux inégalités, à l’arbitraire, aux scandales et au mensonge, guerre sans pitié qui aura, elle aussi, ses excès et ne distinguera pas toujours entre l’erreur et le principe. Une incroyable ardeur couve sous notre gaieté et perce sous notre ironie. L’esprit est chez nous l’élégance du courage. Il signifie la révolte contre l’oppression, le refus d’obéir sans savoir pourquoi et de subir une loi qu’on n’accepte pas, l’impossibilité de se courber sous le joug, d’abdiquer sa raison, de se laisser embrigader et caporaliser, et d’exécuter, parce que c’est commandé, ce que l’humanité réprouve.

La Renaissance nous a dotés d’une littérature ; elle a apporté à nos écrivains le sentiment de l’art qu’avaient possédé à un si haut degré les artistes du moyen âge et dont avaient manqué si complètement les littérateurs de la même époque. A-t-elle, comme on le prétend, altéré nos qualités natives ? Nullement. Nos poètes du XVIe siècle n’ont pas célébré la douce France avec moins d’enthousiasme que n’avaient fait les trouvères. Quelques-uns des plus beaux vers patriotiques qui aient été écrits dans notre langue sont de Ronsard. Et cet autre, le neveu du cardinal du Bellay : on sait par l’ennui qu’il éprouva dans Rome, quel amour il avait pour sa grande patrie, et par les vers qu’il a soupires à son petit Liré, de quelle tendresse il chérissait