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vie nationale. L’équilibre est rompu, les proportions sont faussées.

Prenons, par exemple, notre vieille épopée. La Grèce a eu cette heureuse fortune qu’au moment où y souffla l’inspiration épique, une forme l’attendait prête à la recevoir, une langue encore toute nouvelle en sa fraîcheur première, mais déjà forte et souple, riche, harmonieuse : pour tout dire, la langue d’Homère. De cette rencontre unique il est résulté qu’en Grèce tous les écrivains, poètes, historiens, auteurs dramatiques, sont restés les tributaires d’Homère, comme tous les fleuves sont tributaires de l’Océan. Hélas ! même chance n’est pas advenue à nos Chansons de geste : toute espèce d’art y fait défaut. Elles manquent par trop d’agrément : personne n’y touche. Or toute une France s’y est reflétée : la France des Croisades. C’est la précieuse découverte que nous devons à M. Bédier, comme M. Etienne Lamy le montrait ici même dans un récent article. L’Allemagne s’était brutalement annexé l’épopée française : c’est sa manière. Et nos savans, comme ç’a été aussi trop souvent leur manière au cours du XIXe siècle, avaient docilement accepté le bluff germanique. M. Bédier a revendiqué notre bien et nous l’a rendu. Nous verrons donc avec plaisir sa Chevalerie, ou plutôt le « Départ des nouveaux chevaliers » qu’il a tiré de Guillaume d’Orange et adapté à la scène.

C’est dans la grande salle du palais d’Orange, devant un autel. Vivien, Hunaut, Girard, petits-fils d’Aimeri de Narbonne se tiennent debout, immobiles, tout de blanc vêtus, et, sous leurs blanches tuniques de lin, ressemblent à de grand lys. La veillée des armes vient de prendre fin. Guillaume d’Orange, Bovon de Commarcis, Guibert d’Andrenois, qui guerroient contre les Sarrasins, sont revenus du front tout exprès pour la cérémonie. Aimeri de Narbonne, l’ancêtre, a fait le voyage ; il a cent ans : nous sommes chez les burgraves, mais ce sont des burgraves français. L’usage était, paraît-il, de « brimer » les aspirans chevaliers. Donc, le vieil Aimeri, par dérision, leur offre de s’en aller dans une cour voluptueuse d’Italie pour y mener une vie de plaisir. Ce n’est guère leur compte, et leur prière, toute cette nuit, appelait un autre sort : « Nous nous tenions tous trois debout devant cet autel. La salle était sombre ; nous ne nous parlions pas ; mais, par la verrière entr’ouverte, montait la douce odeur de notre terre, et la nuit resplendissait d’étoiles. Alors j’ai pensé : quand Dieu eut créé quatre-vingt-dix-neuf royaumes, il créa le centième, France, et ce fut le plus beau ; et parce que je suis né en ce royaume, mon cœur m’a dit : Loue le Seigneur Dieu ! » Comme leur grand frère,