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— Non, monsieur !

— Mais, madame, dans le compartiment d’à côté, il y a trois voyageurs en supplément... Ils sont neuf !

— C’est qu’ils le veulent bien, monsieur... Ici, nous ne le voulons pas !

Et ma voisine, de sa voix aussi douce que ferme, intervenait dans son coin :

— Mais parfaitement, monsieur... Il n’y a que six places, et nous avons le droit de ne vouloir être que six... Le règlement est formel...

— Allons, mesdames, grognait le gros homme en battant en retraite, soit, et excusez-moi !... Mais je pensais que dans les circonstances actuelles... Dame, vous savez, à la guerre comme à la guerre !... Allons, Georges, tu vas rester dans le couloir avec moi, et nous tâcherons de tenir tous les deux sur le panier... Tu seras malade, voilà tout !

Un certain malaise succédait à cette pénible prise de contact. A une heure où tout le monde proclamait patriotiquement qu’il n’y avait plus de classes, c’était toujours un peu le choc de deux classes de la société en même temps que de deux classes de voyageurs, et Georges, au surplus, ne semblait guère, à l’entrevoir, le jeune homme délicat et maladif dont parlait son père. Taillé pour faire un cuirassier, avec de fortes épaules et des mains énormes, il avait plutôt l’air d’un gaillard fait pour s’en aller sur « le front » que d’un convalescent bon à se reposer sur le coussin d’une banquette capitonnée. Quant à la jeune fille et à la mère, elles paraissaient fort convenables, tout effarouchées par la scène dont elles avaient eu le spectacle, et se faisaient, au milieu de nous, aussi petites qu’elles le pouvaient. Bientôt, cependant, la jeune fille échangeait un regard avec sa mère et, timidement, après s’être excusée de déranger ses voisines, allait parler à son frère.

— Georges...

— Quoi ?

— Écoute.

— Laisse-moi.

— Viens.

— Non !

— Viens, je te dis...

Elle le priait évidemment de venir prendre sa place, mais