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sa qualité de membre d’une communauté protestante, et la mission dont elle était chargée en France par le Gouvernement anglais... A partir de ce moment, la glace se trouva définitivement fondue entre nous, et nous ne cessâmes plus d’échanger nos réflexions dont la guerre faisait, bien entendu, tous les frais. L’héroïsme des Belges, les horreurs allemandes, l’admirable moral de nos blessés, l’espérance en un retour aux idées justes et saines, étaient les thèmes constans de la conversation. Vers sept heures, je tirai de ma valise le sandwich qui devait constituer tout mon dîner, et mon aimable voisine me disait alors avec un grand étonnement :

— Comment, monsieur, déjà ?... Oh ! pour manger à une heure aussi raisonnable, vous devez certainement habiter la province. A Paris, on ne dîne plus maintenant avant neuf heures, et cela n’a pas le sens commun. C’est encore une de ces habitudes absurdes dont la guerre, espérons-le, nous débarrassera... Il faudra bien revenir à une vie plus naturelle !...

Le train marchait avec une lenteur assoupissante, s’arrêtait partout, et nous redoutions toujours, à chaque arrêt, un envahissement subit. Mais nous ne traversions que des localités sans importance, et l’on n’y voyait presque personne. En route, on apercevait quelquefois comme les feux d’un camp au bord d’un bois ou d’un chemin, et nous demandions alors à l’Anglaise si ce n’étaient pas les feux des Indiens dont on annonçait la présence dans la région. Puis, les feux s’éloignaient, le train continuait à sa petite allure pour s’arrêter encore à quelque station déserte où l’on remarquait seulement le réflecteur de l’horloge éclairant l’heure sur le cadran, et nous avions déjà fait ainsi cinq ou six haltes quand, à une nouvelle gare, nous retombions brusquement au milieu d’un grand bruit de foule. En même temps, la portière du couloir s’ouvrait, un gros homme escaladait le marchepied, jetait un coup d’œil dans notre compartiment et criait, tout essoufflé, au dehors :

— Vite, vite !... Adèle, Georges, Félicie... Tenez, ici, ici... Montez, allons, montez vite... Passez-moi d’abord les colis...


C’était toute une famille d’ouvriers, le père, la mère, le fils, la fille. Faute de place dans les troisièmes et les secondes, ils montaient dans les premières, et un silence glacial accueillait