Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
883
ESQUISSES MAROCAINES.

maîtres ou devant l’ombre des maîtres, il sentira son horizon s’élargir, sa sécurité grandir : il obéira aussi mécaniquement qu’un bras obéit. Au gré des préceptes son estomac se videra aux jours de jeûne famélique ou se gorgera aux festins permis. Il n’y aura pas une forme de son être physique ou moral, pas une phase de sa vie que l’instinct religieux ne commande. Et, quand il mourra, ses femmes embrasseront sa dépouille en s’abandonnant aux lamentations funéraires : mais ses amis le porteront au champ sauvage des morts comme une poussière qu’on rend à la terre, sans pitié et sans crainte, en proclamant le principe qui seul importe, en attestant allègrement, en cadence, que Dieu est Dieu.

Ce musulman primitif, cet « animal religieux » qu’on ne sait comment nommer : berbère ou arabe, musulman ou seulement musulmanisé, et qu’on nommerait volontiers « légion » en voyant les foules blanches aux abords des villes ; ce musulman est si près de la nature qu’il semble exprimer dans son dikr une vérité élémentaire, un axiome que cette nature révèle et ne formule pas : « Dieu est Dieu. » Rêvons un instant que les roseaux inclinés sous le vent et qui tracent toujours la même courbe sur le sable y inscrivent une pensée secrète ; écoutons si nous ne démêlerons pas un sens dans le sifflement triste du vent qui vient du désert et nous apporte sa plainte épuisée ; si les torrens en sautant sur les roches n’égrènent pas des syllabes ; cherchons si nous ne déchiffrerons pas l’énigme que détiennent les yeux des bêtes, ces beaux yeux étincelans, criblés de petites flammes et qui voudraient parler. Ce secret que nous voudrions surprendre, on croit l’entendre subitement s’exhaler de la terre, quand, le soir, on frôle en passant le plus pauvre, le plus dénué des musulmans couché sur le sol, noyé dans l’ombre. Le sabot du cheval a touché sa djellab, il se soulève un instant, il lève un doigt, et sa psalmodie éternelle semble la voix de la terre même avec laquelle il se confond : « Dieu est Dieu ; » elle couvre un instant les mystérieux murmures du soir. On dirait qu’en lui la Nature muette a enfin parlé, que, sans le vouloir, sans le savoir, il en exhale l’obsession comme le somnambule révèle enfin l’idée cachée qui habite son cœur.

Dieu est Dieu : et lui, le pauvre musulman, pasteur, pêcheur, petit artisan, marchand assis sur ses talons dans les