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ils aiment les belles files de pain de sucre, les caisses de bougies, de pétrole, les sacs de riz, les étoffes de soie, les pièces de laine blanche. Tout est bon à recevoir. Ils aiment les conciliabules secrets avec les mokkadem, pour supputer les chances de profits nouveaux. Avec eux ils recueillent les rumeurs qui leur signalent, sur la terre où ils sont les maîtres, les pas menaçans des chrétiens.

Mais, des champs où humblement il travaille, le khouan, lui, ne voit que la petite citadelle blanche où il abrite sa vie, son âme, son cœur ; à son ombre il sent descendre en lui l’insouciance et la sécurité d’un enfant. Si un doute lui vient, si le cheikh trop rapace a fait durement sentir ses exactions, s’il a contrevenu au pacte d’alliance « que s’ils font le mal, dit le précepte, pardonnez-leur. Venez-leur en aide quand ils le demandent : qu’on sache bien que leurs péchés même les plus grands étaient pardonnes d’avance dans la préexistence. » Il est sacré comme sa zaouïa est sacrée, la terre qu’il foule de ses pas est inviolable. Au seuil de sa demeure le vagabond, le persécuté, le coupable verront le Destin lâcher prise. Tout ce qui a besoin d’un toit, tout ce qui, à travers les royaumes, est inquiet, égaré ou solitaire, se mettra sous l’égide d’une congrégation organisée et prévoyante. Elle ramasse ces forces éparses qui sans elle ne seraient que poussière, elle pourvoit aux besoins des âmes assoiffées d’extase comme à la sécurité du criminel en quête d’un refuge. Et, sur un signe, l’armée religieuse devient l’armée guerrière.

Comment, dira-t-on, une idée d’origine suave et mystique ainsi défigurée d’une part en hystérie démoniaque, d’autre part en appétit matériel, en domination et servitude temporelles, comment s’entretient-elle, comment l’élément mystique, proprement religieux, mahométan ne s’évapore-t-il pas jusqu’à se réincorporer dans un paganisme sauvage ?

Que ceux qui ont traversé l’Orient ou qui y ont séjourné se souviennent de tous ces hommes qu’ils ont vus si nombreux, dans toutes les classes de la population africaine, coiffes du turban vert. Princes, vizirs, fonctionnaires, caïds, gros bourgeois ventrus des petites cités, maigres pâtres et chameliers, ils se reconnaissent entre eux, les pèlerins de la Mecque. Le respect entoure celui qui a tout quitté, pour aller au tombeau du Prophète recueillir la bénédiction unique qui dure toute la