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il y a dans ce délire une frénésie mystérieuse où se complaît sa violence, son ignorance, son besoin de l’extraordinaire. Sous l’excitation des cris, des musiques, les voyans bondissent sur place. C’est comme un halètement des corps, un hoquet. Par-dessus les rangs pressés de spectateurs, on voit toutes les têtes rouges et démentes émerger ensemble et disparaître. Les mèches noires laissées au sommet des têtes rasées battent les crânes comme des lanières de fouets. Et si la contagion est complète, on peut voir ce que nous vîmes un jour dans la petite ville cosmopolite de Tanger : une vieille créature, une gaupe flétrie dont le corps dégoûtant apparaissait sous les haillons, traîna un mouton vivant dans le cercle des danseurs et, d’un coup de ciseaux, lui coupa la gorge ; alors aidée de quelques visionnaires, elle déchira de ses mains la bête encore pantelante, elle se coucha sur les membres saignans où s’enfonçaient ses mains et, la face contre le sol, louve grondante, elle arrachait de ses dents des lambeaux de chair !

L’un des voyans, désigné par la confrérie, honoré parmi ses frères du nom de « Chacal, » vint alors déchirer la bête en morceaux et en disperser les débris. Les danses s’arrêtèrent et les convulsionnaires prostrés à terre se nourrirent de cette viande. Les Européens sur les terrasses des villas et des hôtels, la lunette aux yeux, se demandaient quel dernier rite se poursuivait encore. On ne voyait que des corps couchés à terre : des vers sanguinolens rampant sur le sol. Le dernier rite s’achevait : les bouches saignantes se repaissaient de chair saignante, y trouvaient une dernière ivresse extatique. Dans la consommation de cette chair, les voyans trouvaient l’abrutissement suprême : l’obscur et furieux désir qui se repaît de sang.

Le voilà, le dernier anneau de la chaîne mystique suspendue à l’Idéal et qui pend ici dans la fange. Ce jour-là, à Tanger, nous les voyions de nos yeux, les fils d’El-Khidr, partis dans le char de feu, mais précipités à terre et mutilée : le cœur s’emplissait de pitié. A la même heure, le soir tombait sur l’ouverture occidentale du détroit de Gibraltar, le soleil descendait dans cette splendeur des soirs d’été où le poids de la matière s’évapore. Cet infini de lumière qu’avaient évoqué les pauvres vers convulsés était là dans le ciel, sur la terre et sur la mer. Dans les jardins, derrière les murs blancs, les lauriers-roses, les plombagos bleus se baignaient dans les rayons dorés, exhalaient