Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/867

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
863
ESQUISSES MAROCAINES.


V. — L’ EXTASE

Pour comprendre la nature du phénomène qu’ils attendent, reportons-nous par comparaison au temps où les dieux antiques vivaient avec les hommes dans une intimité presque fraternelle ; où ils descendaient sur la terre, partageaient les plaisirs, les voluptés de leurs créatures, entraient dans leurs querelles et faisaient parfois d’eux l’objet de leurs jalousies. Quelle différence ! Alors l’homme faisait le dieu à son image et s’il le faisait plus puissant, à peine le faisait-il meilleur que lui-même. Les voiles floconneux des nuages, les brumes cachaient à peine leur vie olympienne ; les torrens avec leurs fusées d’écume blanche apportaient du haut des sommets l’écho de leurs rires : les roulemens du tonnerre annonçaient leurs déplaisirs. Parfois, dans les nuées basses qui traînent au flanc de l’Hymette, ils frôlaient la terre : leurs pieds sacrés daignaient la fouler. Dans les bois, sous les pins légers, avaient résonné leurs lyres ; dans les vignes rougissantes, ils avaient cueilli des pampres et s’en étaient couronnés. La belle terre qu’ils avaient donnée aux hommes avait pour eux un attrait comme si, protecteurs augustes, ils aimaient à savourer le parfum de leurs bienfaits, à sourire au bonheur qu’ils dispensaient. La contagion d’amour qui monte du cœur des hommes les gagnait : alors des centaures venaient pour eux ravir des mortelles : des chevaux ailés, de leurs sabots impatiens, faisaient jaillir les sources de poésie où ils étaient célébrés. On savait leur biographie ; avec tous les respects dus à leur divinité, on avait surpris leurs amours. Le mythe et la vie s’étaient mêlés, les dieux sourians ou sourcilleux n’ignoraient rien des hommes et les hommes avaient vu les dieux : aux statuaires ils avaient révélé pour les marbres éternels leur beauté : tout ce que l’art, la nature, la vie peuvent expliquer d’une divinité si accessible, les hommes l’avaient entrevu. Dans la statue chryséléphantine, les plus humbles avaient pu contempler la divinité face à face ; ils pouvaient s’en retourner dans le petit horizon de leur vie agreste ; ils avaient vu, pour la vie, les yeux d’émail étincelant, le visage resplendissant d’or et les doux bras d’ivoire. L’image fixait l’idée : la multiplicité des dieux incarnait les formes multiples de la vie. Les peuples enfans se ‘reconnaissaient dans ces rêves