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dans un couloir, en attendant le déjeuner. L’atmosphère était chargée d’inquiétude ; on la lisait sur tous les visages, mais on parlait peu. Dans le wagon-restaurant, je me trouvai assis en face d’un hobereau, qui me tendit la Gazette de Francfort et me dénonça hautement la Russie, comme ayant préparé contre l’Allemagne les plus perfides machinations. Je l’écoutai sans répondre, car, en cet instant, un gendarme passa de table en table, examinant sévèrement les voyageurs. La loquacité du hobereau me sauva sans doute d’investigations désagréables. Après le repas, grâce à la complaisance intéressée d’un conducteur, je fus installé, seul, dans le compartiment d’un wagon autrichien, qui arrivait de Trieste et dans lequel je demeurai jusqu’à Paris sans être inquiété. Près de Bade, d’énormes hangars de Zeppelins étaient dressés non loin de la voie, gardés par des factionnaires qui n’inspectaient pas encore le ciel. A Strasbourg, le mouvement était singulièrement faible. Peu de public, peu de soldats. Le calme avant l’orage. C’est la traversée de l’Alsace qui me révéla, pour la première fois, un état vraiment anormal. Les quais des gares étaient vides, comme si un souffle puissant les avait balayés pour faire place à des hordes prochaines. Plus de soldats du tout.

Les wagons des voies secondaires, qui, en temps ordinaire, stationnaient devant les hangars de la petite vitesse, étaient éloignés. Un silence immense planait sur la campagne. A Saverne, quelques familles alsaciennes accoururent, les larmes aux yeux, accompagnant des fils, les jeunes générations installées en France, qui regagnaient hâtivement leurs foyers. Pendant la traversée des Vosges, je vis des factionnaires, immobiles, garder les ponts, silhouettes verdâtres se confondant avec le vert des forêts. A Sarrebourg, plus personne ; seul sur le quai, un capitaine d’artillerie, un grand gaillard, debout, en tenue de guerre avec sa jeune femme en noir et un gamin habillé en matelot.. Cette femme accrochée au bras de son mari, un mouchoir sur les lèvres, les yeux agrandis, fixait avec obstination quelque chose qui, à la place des malles absentes, attendait d’être mis dans le fourgon. Cet objet était un cercueil : un riche cercueil tout orné de lourds ornemens en rocaille d’argent, pour quelque notable, mort la veille du grand jour ! Le hasard, dans un symbolisme presque grossier, l’avait amené là, sur le quai déblayé de la frontière, devant le groupe qui personnifiait le