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je vis venir, du fond du pare, une musique militaire en tenue de parade. Cette apparition dans ces solitudes m’étonnait. Elle déboucha en silence sur l’allée ouatée de mousse. J’ouvris la barrière de bois et la laissai ouverte, derrière moi, pour le passage de ces hommes qui, sans doute, venaient de jouer quelque aubade sous les fenêtres d’un général, aux environs de Louisbourg. Tout ce que j’avais aperçu depuis mon départ de Thuringe me prouvait que le gouvernement de Berlin avait laissé, jusqu’à la dernière minute, le Sud de l’Allemagne dans une sécurité factice, tandis que du Nord allait partir le coup de force de Luxembourg.

Arrivé près de la gare, je montai dans un bureau de poste pour expédier une dépêche à Paris et y annoncer mon arrivée. Lorsque j’y pénétrai, je trouvai, debout à l’unique guichet, une ordonnance militaire, devant une pile de télégrammes que la buraliste était en train de déchiffrer. Je pris un formulaire et m’installai sur un pupitre, près du soldat. La préposée avait fait le compte des dépêches, dont le nombre était considérable, et demanda au soldat s’il avait sur lui la somme nécessaire ; il répondit affirmativement, et, pendant qu’il réglait ce compte, mes yeux tombèrent sur un télégramme qu’il avait abandonné. Portant une direction erronée, le soldat, par un scrupule de conscience exagéré, avait dû le recopier de sa main et avait distraitement laissé l’original, avec la correction au crayon, sur le buvard public. Ce n’était rien moins que le rappel des permissionnaires de l’active en congé de moissons. Je passai ma dépêche par-dessus l’épaule du soldat et, en redescendant l’escalier, je rencontrai des sergens porteurs de sacoches. Décidément, on sonnait le branle-bas de combat...

En face de la poste, on avait affiché un numéro spécial du Tageblatt, qui m’apprit la résolution de la Russie de se solidariser avec la Serbie. Plus loin, je lus le récit d’une grave bagarre, qui avait eu lieu, la veille au soir, à Stuttgart, devant l’hôtel Marquard, où des milliers de personnes avaient hué les officiers assemblés pour un banquet. Le peuple avait sifflé, insulté violemment les Junkers et crié : « A bas les buveurs de Champagne ! » (« Nieder mit den Champagner säufer ! ») La police avait chargé une partie de la nuit...

A ce moment, le rapide arriva en gare. Je m’y précipitai. Il était rempli de familles regagnant la frontière. Je dus rester