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à lui, et, dans l’antichambre commune, je lui fis part de mes craintes. Il semblait atterré et demanda mon avis sur son départ. Sans hésiter, je le pressai de rentrer au plus vite en Belgique. Il ne partagea pas encore mes alarmes, alléguant une cure non terminée, pour voir venir les choses. Il m’avoua pourtant que son valet de chambre venait de lui manifester l’irrésistible besoin de « tuer beaucoup de Prussiens. » Comme je renouvelais mes instances, sa confiance fut ébranlée ; il secoua la tête comme si l’événement redouté fut trop formidable pour être conçu ; je le vis, enfin, rentrer fort troublé dans sa chambre. Il ne proféra pas une seule parole : la destinée de sa patrie s’était révélée à lui comme en un éclair.

La nuit se passa pour moi en préparatifs de départ. A sept heures du matin, le vendredi 29 juillet, je fis prévenir le docteur W... qui, à cette heure, venait à l’hôtel donner des soins à lord R..., que j’étais décidé à partir le soir même. Il arriva aussitôt dans ma chambre et essaya de me rassurer. Il prit la chose gaiment, plaisanta sur ma situation, disant que, prisonnier de guerre, je serais fort bien soigné avec toute la société étrangère et que nous pourrions attendre la fin des hostilités, c’est-à-dire la fin de la saison, sans être exposés à aucune fâcheuse aventure. D’ailleurs, rien ne permettait de croire que tout fût désespéré. Le pays, malgré les chants de la veille, était fort tranquille. Un seul homme, disait-il, était belliqueux et se promenait depuis hier dans une agitation agressive, un des administrateurs des bains, esprit exalté et qu’on saurait bien mettre à la raison.

Le docteur, qui était parfaitement sincère, partit sur ces affirmations en me convoquant à un déjeuner in extremis qu’il offrait à la colonie étrangère, à l’occasion de l’anniversaire de sa mère, la vieille dame grecque élevée au Sacré-Cœur de Paris. Bientôt après cette visite, le jeune de N... reçut une dépêche qui ne laissa plus aucun doute sur l’irrémédiable. Je courus à la Banque où, sans hésiter, on m’offrit tout l’or que je pouvais demander. Ce fait ne suffit plus pour me rassurer. Je montai à la clinique, à ce joli palais fleuri, aux colonnes doriques. La consternation se lisait, déjà, sur tous les visages. Dans le cabinet du docteur se tenait, fort pâle dans son vêtement blanc, miss K..., la nurse anglaise assistante du maître. Celui-ci, s’inclinant devant les faits, m’offrit aussitôt de me faire