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mère et de sa grand’mère la reine Victoria était particulièrement vivant. Dans les attitudes les plus diverses, les artistes en renom du XIXe siècle avaient interprété les traits de ces souveraines, qui avaient laissé partout, sur les moindres objets familiers, cadeaux et travaux à la main, leur forte empreinte britannique. Mais, dans le cabinet du duc, les souvenirs de l’avènement germanique étaient plus nombreux. La petite-fille de Guillaume Ier m’arrêta devant les grandes esquisses de Bismarck exécutées par Franz Lenbach avant et après la guerre, avec la rapidité aiguë de sa conception. Elle me révéla que ces croquis avaient été faits au palais royal, pendant que le terrible chancelier jouait avec les petits enfans de la reine Victoria, les faisait danser sur ses genoux, et leur racontait « des histoires de Guignol. »

Sur le bureau de la duchesse, le portrait d’un éminent homme politique français tenait la place d’honneur. La maîtresse de la maison professait, depuis des années, une grande admiration pour l’intelligence de ce parlementaire et ne se cachait point pour l’affirmer hautement. Cet engouement eût sans doute provoqué dans la famille impériale un étonnement irrité, si la princesse n’avait habitué les siens à une indépendance d’esprit exceptionnelle. Aussi, craignait-on cette manière de franchise impénitente qu’on considérait à Berlin comme un mauvais héritage de Frédéric II. La situation générale de l’Europe, elle l’envisageait depuis longtemps sous des couleurs assez sombres. Elle puisait ses pronostics moins dans la réalité des symptômes précis que dans des intuitions que lui suggérait un esprit d’une singulière clairvoyance.

Obligée de me quitter pour se consacrer aux obligations que lui imposait son deuil récent, elle attacha à ma personne la dame du palais qui n’aimait point le français et me laissa seul avec elle. Dans ce pénible service, cette dame continua, avec une courtoisie réfrigérante, à me faire les honneurs des galeries et des trésors rapportés d’Italie. Nous arrivâmes ainsi, après un régime de monosyllabes, dans une salle de fêtes dont le mobilier entier, ainsi que les Gobelins d’après Boucher, avait été offert par l’impératrice Eugénie à la princesse royale de Prusse à l’occasion de son mariage.

Au milieu de la salle, sur un fauteuil doré, le duc était assis aux côtés du maréchal de la Cour. Ayant expédié ses affaires