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Luther qui naquit non loin, Schmalkalden, Roda, célèbres stations de ces convulsions germaniques.

Nous déjeunâmes dans un petit bourg. Les habitans, réfractaires depuis des siècles à la culture des champs, fabriquaient des montres. On les appelait « les montres de la Réforme. » A chaque heure sonnée, un ressort faisait apparaître un maréchal ferrant qui frappait avec un marteau sur un cœur rouge enserré dans des tenailles. Un seigneur était debout auprès de lui et, au bas du cadran, on lisait ces mots : Landgrave, deviens dur ! Ce mot se rapportait à une ancienne anecdote et était demeuré légendaire dans ce pays où le landgrave Philippe de Hesse avait longtemps sévi. Landgrave, deviens dur ! Cette devise me hantait, lorsque le docteur nous eut remis, à chacun, une de ces curieuses montres. Cette impitoyable exhortation à l’insensibilité, à la veille de cette guerre, devait bientôt prendre une signification que les événemens se chargèrent de grandir jusqu’au tragique.

Ce bourg « vieux-serbe, » en pleine Allemagne, nous le quittâmes dans la paix du soir. Nous passâmes devant ces auberges fleuries, ces jouets du Paradis des enfans, avec ces nappes blanches et roses, où les fraîches servantes aux nattes blondes attendaient les cliens au bord des cascades... Dans la voiture, la jeune Russe s’amusait à déclencher sans cesse ce ressort qui agitait le marteau du forgeron et durcissait le cœur du landgrave... Et cela longtemps avant Nietzsche.

Les princes souverains commençaient à circuler dans leur pays comme d’habitude, et il était même question d’un séjour que la duchesse Charlotte devait faire à Liebenstein. En attendant, elle avait accepté une invitation de la comtesse russe chez qui les Français trouvaient un si spirituel asile. Ce fut un dîner en plein air, sur cette vaste terrasse en demi-lune qui prolongeait les appartemens du « Palais de Saint-Pétersbourg : » ainsi s’appelait cet hospitalier logis. Au premier étage, on se serait cru dans un jardin entouré d’arcades de fleurs, à travers lesquelles on pouvait apercevoir le va-et-vient des baigneurs dans les grandes allées sonores de musique. Invité également, Je me trouvais, cette fois, à la table avec une partie de la Cour. La conversation, toujours en français, avait repris son tour capricieux, allégé du ton contristé des premiers jours de deuil. Ayant manifesté l’intention de me rendre à Meiningen, que je