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Je demeurai, là, un moment, hanté par de pénibles appréhensions, sans songer pourtant, le moins du monde, à une menace aussi prochaine ! Mais cette fusion instantanée m’étonnait et m’inquiétait. Je résolus alors de frapper à la chambre de mon voisin, Jacques-Emile B..., pour le décider à contempler avec moi cet étrange spectacle. Je le trouvai sur sa chaise longue, en train de dicter à son secrétaire des pages émouvantes d’un livre auquel il consacrait tous ses instans et dont il m’avait lu des passages entre deux séances à la clinique. Troublé par ce que je venais d’apercevoir, je lui démontrai hâtivement la nécessité « historique » de descendre dans les salles, et, après quelque hésitation, il consentit à se séparer de son travail. Derrière une colonne, qui nous cachait aux regards des danseurs, tels les « philosophes de Couture, » nous assistâmes à ce bal improvisé, le dernier sans doute qui, pacifiquement, mit aux prises des hussards de la Mort avec les femmes des nations alliées…

Les grands paravens étaient demeurés à leur place, et, tandis que le général, membre du grand Etat-major, délibérait sur les opérations du lendemain, beaucoup d’officiers, silencieux et sombres, étaient demeurés à l’écart, refusant de danser et jetant des yeux méfians sur les belles étrangères qui tournaient au son des violons.

Le lendemain, à l’aube, je les revis tous remonter en selle. Ces quarante-sept officiers invisibles partirent au grand trot de leur chevaux. Bientôt, j’appris que le bal avait duré longtemps..., jusqu’au moment où ils avaient appelé leurs ordonnances pour réclamer leurs montures !

Je ne revis qu’au dîner les dames étourdies et leur reprochai leur conduite devant l’ennemi. Un peu pâles de la veillée, alanguies du souvenir que leur avait laissé cette fête, elles ne parurent pas touchées par ce blâme et évoquèrent, sans embarras, les périodes nocturnes de leur plaisir enfui. L’une m’affirma la haute culture du hussard de la Mort, qui avait parlé de Baudelaire dans des termes inoubliables ; l’autre, la sensibilité d’un cuirassier de la Garde qui, pour des raisons de famille, aimait beaucoup la France... Il avait raconté que son père, à présent général, avait épousé une Française, sa mère, et qu’ils s’étaient mariés dans la cathédrale de Reims !

Bien que toute appréhension de guerre imminente fût loin