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Grandement rassuré par ces loyales dispositions, nous achevions gaiement ce diner, au son d’un orchestre installé au fond de la salle, lorsque, derrière un paravent, un hussard de la Mort apparut soudain. C’était un homme assez laid, pâle, aux cheveux roux coupés ras, selon la mode dite « hygiénique » de l’Allemagne militaire. A pas lents et discrets, il s’approcha du premier violon, l’écouta un instant, campé devant lui, puis lui demanda son instrument. L’orchestre s’était tu, et alors le hussard de la Mort, avec une maîtrise d’ailleurs consommée, se mit à jouer la « Berceuse de Jocelyn, » de Benjamin Godard, intention délicate, en vérité !... Tourné vers notre table, il acheva le morceau avec une savante vibration de l’archet, et aussitôt, grandi par ce talent pacifique au rôle d’Orphée, il apparut à l’éternel féminin tel un héros, paré de toutes les grâces et touché par le doigt du génie.

Allait-on oublier les sermens, les couteaux de vermeil qui devaient servir à perforer ces reîtres des hordes teutoniques ? Un instant, on contint les émois : déjà, pourtant, on glissait des regards bienveillans vers le groupe des officiers. Quelques-uns, libérés de leur rempart de cuir de Cordoue, s’étaient assis sur des chaises, comme des soldats devant un corps de garde. Mais peu après, une comtesse belge, jeune femme fort jolie, roulée dans un fourreau de soie, fut sollicitée de conduire cet orchestre. L’imprudente femme, d’abord timidement, puis avec une grâce plus assurée, se rendit à ces désirs. Jamais je n’oublierai cette svelte silhouette rose et blonde, agitant son éventail et battant la mesure, debout devant les hommes qui, peu après, allaient semer la mort et l’incendie jusque dans sa maison ! Les officiers, peu à peu, s’étaient rapprochés et s’informèrent de la qualité de ces hôtesses étrangères. Amplement rassurés sur les quartiers de noblesse de ces dames, qui appartenaient, toutes, aux plus anciennes familles de leurs pays, deux parmi eux se hasardèrent tout à coup. Avec une galanterie un peu soulignée, ils se présentèrent, engagèrent la conversation et proposèrent un tour de valse. En un clin d’œil, le restaurant fut aménagé en salle de danse et, non sans étonnement, je vis bientôt toutes ces dames tourner éperdument dans les bras de ces vainqueurs. Les violons redoublèrent de langueur, et les visages bronzés des hommes luirent sous les cordons lumineux du plafond...