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général, traversaient la Thuringe, et qu’ils allaient, pour quelques heures, prendre leur domicile à l’hôtel.

En effet, lorsque je descendis à la clinique, j’aperçus des groupes d’officiers, appartenant à toutes les armes et vêtus de la tenue invisible de guerre que je ne connaissais pas encore. Les hussards de la Mort, les cuirassiers de la Garde, même, portaient tous la teinte réséda que nos armées alliées allaient rencontrer peu après en Belgique, et ils ne se distinguaient guère, de loin, les uns des autres. Leur attitude était distante et assez mystérieuse pour montrer au public qu’ils ne tenaient en aucune façon à se mêler à lui.

Le soir, on fit des préparatifs pour leur diner en commun. Derrière de grands paravens, dans la salle du restaurant, on apprêtait les tables et on y posait des récipiens d’une contenance de dix litres, au dire du maître d’hôtel, destinés à être remplis du « vin de mai, » mélange barbare additionné d’herbes odorantes, dont la tradition venait du fond du Moyen âge germanique. Les abords de ces paravens étaient sévèrement gardés au moment où ces messieurs arrivèrent discrètement par une porte que nous ne voyions pas. L’hôtelier avait reçu l’ordre d’éloigner tous les garçons étrangers, italiens, suisses et français, et, seuls, les garçons allemands appartenant à l’armée étaient admis à servir ces prudens officiers.

Une dame belge, la comtesse de B..., nous donnait, ce soir-là, un diner dans la salle, avec lord R..., aveugle, et une dizaine de personnes de nationalités diverses. Tout d’un coup, nous entendîmes derrière les paravens la voix du général commandant, qui adressait un discours à ses camarades. La conversation tomba alors sur le danger de la guerre, sur l’aversion que la puissance militaire de l’Allemagne inspirait à l’Europe, et, m’adressant aux jeunes dames, alliées et amies de la France, j’émis l’espoir que la soirée pouvant, grâce à la présence de ces don Juan, dégénérer en cotillon, elles opposeraient, au nom de nos traités, un refus glacial à des sollicitations probables. Mais à peine avais-je prononcé ces paroles que je reçus de toutes parts des affirmations énergiques, et quelques dames, brandissant de petits couteaux en vermeil, qui étaient couchés parmi les roses effeuillées, les mirent dans leur sein, en jurant qu’elles repousseraient les appels de ces soudards, dussent-elles avoir recours à des moyens extrêmes.