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Par ailleurs, les forêts étaient sonores de bandes de musiciens. Toute une jeunesse, lâchée en pleine liberté, s’en allait, sac au dos, à travers la montagne. On les voyait par groupes nombreux sillonner le pays, des mandolines et des guitares attachées sur l’épaule avec des flots de rubans multicolores : jeunes gens, jeunes filles et femmes nu-tête, le teint bronzé par le soleil, cheminaient dans l’accoutrement nonchalant et souvent hirsute de vagabonds lettrés. Etudians, fonctionnaires, petits bourgeois, marchaient ainsi sur les routes couvertes de poussière, buvant aux sources dans le creux de leurs mains et couchant sur les gazons moussus des grandes forêts, dans un appareil de bohémiens campés, avec la liberté retrouvée de l’état de nature.

Ce n’était point, là, cet amour unique et comme affamé de la nature, qui, jadis, avait été le propre des pays germaniques et qui, au temps de ses grands poètes, avait ennobli leur lyrisme et régénéré leur âme maladive. C’était, chaque année davantage, un cabotinage de rudesse, de force physique, qui n’accepte plus aucun compromis avec une règle quelconque. Dans les vitrines des photographes, on pouvait voir des jeunes filles de la bourgeoisie allant à la leçon de natation sous la conduite d’un sergent, dans une tenue qui choquait à la fois le bon goût et la bienséance. Qu’était donc devenue la vieille pudeur allemande sous ce nouveau régime de caporalisme, dont le moins qu’on en peut dire est qu’il est dénué de toute grâce ? Cet abandon, chez les femmes, de la plus élémentaire tenue, était pour étonner grandement les étrangers, lorsqu’ils découvraient, par surcroit, que telle Eve rencontrée au fond d’une forêt, les cheveux décolorés par le soleil, le visage tiré par la fatigue, le corps déformé par le port d’un sac contenant moins que l’indispensable, était l’épouse ou la fille d’un professeur d’Université. Mais c’est à quoi il faut s’habituer, car ce sont les mœurs nouvelles. On peut juger une génération d’après le caractère de ses plaisirs.

Ainsi, on avait, dans un coin pittoresque de la colline, édifié, avec ingéniosité, un théâtre de la Nature. On y jouait Guillaume Tell, avec une troupe de Weimar. Le long de ce rocher, une figuration nombreuse avec des chevaux, des chèvres, des chiens de berger, donnait une illusion saisissante aux spectateurs par la seule action de ces tempéramens en liberté qui criaient, couraient, se comportaient tout comme pouvaient le faire les populations