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première depuis son deuil et on aménageait un chalet suisse où elle devait prendre le thé, avec quelques invités, à l’abri de la curiosité du public. Je la connaissais de longue date, depuis le légendaire salon de Mme Henri Germain, à Cimiez, où, parmi tant de personnalités notoires de la diplomatie, des lettres et des arts, elle avait été reçue par cette grande bourgeoise du XIXe siècle, dont l’hospitalité s’était toujours montrée si largement éclectique.

Jacques-Emile B..., mon voisin de chambre, fut convié avec moi à cette réception. Le couple princier, dans le rigoureux incognito de son deuil, arriva bientôt. Grâce aux galons de la livrée voilée de crêpe, la voiture passa inaperçue, mais des laquais apportaient cérémonieusement de l’hôtel proche, à travers les avenues, des tables toutes servies qui attiraient les regards d’un public clairsemé. La duchesse se mit à commenter le drame de Serajevo, et, de cet entretien, il résultait pour nous la certitude que la disparition tragique du couple archiducal n’avait nullement entraîné la famille impériale allemande, — et, en particulier, l’Empereur lui-même, — dans des appréhensions pour l’avenir. Au contraire, malgré les terribles circonstances de l’événement, il convenait d’y voir, sinon la suppression, tout au moins l’éloignement d’un danger immédiat de guerre. Les dispositions belliqueuses et les projets audacieux de. François-Ferdinand avaient, paraît-il, souvent inquiété le Cabinet de Berlin. Pendant les dernières années, l’influence personnelle de l’empereur Guillaume avait eu parfois beaucoup de peine à calmer des ardeurs qu’on jugeait inconsidérées, ou prématurées. Telle fut l’impression très nettement affirmée par la princesse, avec le ton bref et décidé de sa manière, et, pour surprenantes que ces révélations pouvaient être, elles nous rassuraient par la valeur d’un témoignage que personne n’eût songé à contester. On était si loin de rattacher à ce drame des pronostics alarmans, que, les jours suivans, dans nos promenades à travers la Thuringe, nous ne pensâmes plus guère aux nuages qui montaient à l’horizon européen, et la société, alliée et amie, se bornait à d éplorer l’état troublé de la France et de l’Angleterre en face de ce grand monstre armé. D’ailleurs, le pays donnait à chacun les gages les plus évidens de la paix. A la petite ville d’eaux, ce n’étaient que projets d’agrandissemens et de fêtes.