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immense terrasse en encorbellement, il me sembla être dans quelque palais de Saint-Pétersbourg-, — c’est ainsi qu’on appelait alors Pétrograd, — où mille objets trahissaient l’intime union spirituelle entre la France et la Russie. Sur les tables traînaient des Revues françaises, les images familières de notre Paris, et lorsque la conversation s’engagea, j’eus proprement l’illusion d’un salon du faubourg Saint-Germain. Mlle de K..., la plus jeune demoiselle d’honneur des Impératrices de Russie » animait de sa grâce slave et de sa juvénile spontanéité ce coin de tranquille Germanie.

Tout aurait été ainsi au mieux si, certain matin, à l’aube, nous n’avions pas été réveillés par le son strident des fifres et le son sourd des tambours. En écartant les rideaux de nos chambres, nous pouvions alors constater que, derrière ces chaumières couvertes de vigne vierge, ces pacifiques chalets suisses, si coquettement enfouis sous les fleurs, étaient des âmes précocement belliqueuses. En effet, d’interminables cortèges d’enfans harnachés en guerre, des garçons, des fillettes, partaient dans le brouillard du matin, drapeaux déployés, pour faire de longues marches dans les montagnes. Encore qu’on sentit là des jeux d’enfans, une volonté supérieure guidait ces énergies en formation vers une seule idée qui, alors, nous semblait être celle de la défense du sol plutôt que d’une conquête,. Une résolution obstinée de garder la propriété acquise inspirait les plus jeunes, et le maître d’école entraînait ce petit monde dans ce rythme passionné. Leur nombre nous stupéfiait. Comment un petit pays pouvait-il avoir engendré tant d’enfans ? Déjà, ils constituaient une petite armée d’une discipline rigoureuse, propre et alerte, mais sans rappeler, en rien, les joyeuses bandes que le crayon de Ludwig Richter avait immortalisées dans la vieille Allemagne de 1840. Un souffle nouveau avait passé sur cette jeunesse inquiétante et redoutable. Parfois, aussi, des sociétés de tir prenaient la même route au bas des pelouses et défilaient, rigides et déterminées, sous les aimables petits temples où les baigneurs encore rares venaient chercher leur verre d’eau matinal.

Un jour, sous la colonnade dorique, le comte W... m’apprit le double assassinat du Prince héritier d’Autriche et de sa femme. La duchesse régnante, sœur de l’empereur d’Allemagne, avait, pour ce jour-là, annoncé sa visite à Liebenstein : c’était la