Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/822

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

culte vulgaire pour la force et sa basse ambition de domination matérielle. L’or semblait un fleuve corrupteur qui, sur le pays entier, depuis Hambourg jusqu’à Münich, déversait ses flots intarissables, et un tel état de choses était bien fait pour surprendre et même pour effrayer.

Il n’en était pas de même de cette petite ville de Thuringe, bien que quelques mois eussent suffi pour faire d’un minable petit bourg un lieu où la société la plus difficile du monde trouvait de quoi satisfaire ses moindres caprices. J’y arrivai un soir devant le péristyle d’un palais grec, le palais Weimar, où un oculiste avait installé une partie de sa clinique. Entre de grands vases de pierre débordant de fleurs, une clientèle d’élite, presque uniquement composée d’étrangers, montait et descendait entre les vastes colonnes doriques, où les nurses anglaises, habillées de blanc, accueillaient les arrivans avec de délicieux sourires. Chacun se félicitait de l’état précaire de sa santé dans un asile aussi raffiné et on se souhaitait de longs atermoiemens à la guérison définitive.

En face, sur le flanc d’une montagne couronnée d’une ruine féodale, un château ducal, transformé en Palace Hôtel, abritait des hôtes de marque. Les premières maisons de Paris avaient rivalisé de goût dans l’installation des appartemens, et, sous les arbres géans du parc, la coupole de cuivre du belvédère brillait au soleil couchant de son bel éclat roux. On n’avait rien oublié ; un officier de bouche, d’une haute réputation française, commandait, la baguette d’ivoire à la main, à une trentaine de marmitons, et de rapides automobiles, de beaux attelages de chevaux russes portaient les amateurs de nature, le long des moulins clapotans, jusqu’aux ténèbres des forêts peuplées de cerfs.

Jamais la vie n’avait semblé plus aisée à cette humanité souffrante. Parfois, à l’arrivée d’un étranger de distinction, la musique de la Société des Bains se portait au-devant de lui : on jouait des aubades sous ses fenêtres, des airs toujours choisis à propos, qui pouvaient charmer ses sens et émouvoir son patriotisme. Les patiens gravissaient les degrés des petits temples curatifs à l’aide de sveltes nurses, nouvelles Antigones immaculées de blancheur qui, dans le trajet de l’hôtel, à travers les pelouses anglaises, distrayaient les hôtes égayés. Dans cette promiscuité, la société se connut bien vite sur le terrain d’une parfaite courtoisie. L’élément allemand en était banni avec