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LES
DERNIERS JOURS DE LA PAIX
EN THURINGE

Le 27 juin 1914, une cure dans une clinique ophtalmique m’avait appelé dans le petit duché de Saxe-Meiningen, à Liebenstein-les-Bains. A la veille des formidables événemens qui allaient foncer sur l’Europe, l’Allemagne goûtait pour la dernière fois les bienfaits d’une paix trompeuse ; la quiétude la plus parfaite régnait dans les esprits, et l’indifférence du peuple pour la politique extérieure accentuait cette impression. Francfort, que j’avais traversé la veille, se plongeait déjà dans la somnolence estivale. Autour de l’Hôtel de Ville, fleuri de géraniums jusqu’au faitage des tours, un quartier nouveau sortait de terre, vastes palais des grandes cités marchandes d’autrefois, aux murs solides, et qui devaient inspirer la foi en une ère éternelle de paix. La société riche avait déjà fui ses somptueuses demeures pour se disperser dans les villégiatures et aux stations balnéaires. A Wiesbaden et Nauheim, on attendait la clientèle cosmopolite, qui devait y trouver cette année un luxe et un confort de plus en plus grands.

L’extraordinaire prospérité de ces centres de plaisir était un défi à la vraisemblance. D’une année à l’autre, les villes se transformaient au point de devenir méconnaissables ; d’autres se créaient sous le coup d’une frénétique activité dans des formes toujours plus opulentes. Du Nord au Sud, la Prusse avait fait son œuvre : elle avait profané la vieille philosophie de Hegel et prostitué l’antique idéalisme germanique à son