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la jeune fille regarde le ciel, et bientôt regarde le bien-aimé ; ses yeux sont pleins de larmes. Elle pose sa main sur la main de Werther, en disant... On s’attend qu’elle dise quelque chose de tendre et de pâmé... Elle dit : « Klopstock ! » Une Lolotte de chez nous aurait trouvé mieux, il me semble. Mais enfin, Klopstock était alors le poète préféré de toutes les âmes sentimentales. Et les jeunes gens du Bosquet, précurseurs de ce mouvement romantique appelé Sturm und Drang, — autant dire, si je ne me trompe. Orage et Désir, bref Passion, — avaient choisi Klopstock pour leur maître, ou mieux leur prophète. Ils se réunirent donc, le 2 juillet 1773, dans la chambre de Hahn, leur ami. S’ils ne firent pas leurs agapes dehors et à même la sainte nature, c’est qu’il pleuvait ce jour-là. Une longue table était tout ornée de fleurs. Et, à la place d’honneur, il y avait un grand fauteuil, enguirlandé de giroflées et de roses : le fauteuil de ce Klopstock. Seulement, Klopstock n’étant pas là, on assit, pour ainsi parler, sur son fauteuil son œuvre, la pile de ses œuvres complètes. On commença par des chant s triomphaux ; l’on mangea ; l’on vida, en l’honneur du poète, maints verres de vin du Rhin : ce fut, pour Hahn, l’occasion de déclamer à très haute voix une ode de Klopstock, le Vin du Rhin. D’autres odes, sur la liberté, eurent un succès magnifique : et l’on gardait son chapeau sur la tête, en signe de désinvolture. Quelqu’un, Bürger probablement, cita le nom de Wieland. Aussitôt tout le monde se leva et cria : « Mort à Wieland, corrupteur des mœurs allemandes ! » et : « Mort à Voltaire ! » Voltaire, c’était, pour cette jeunesse allemande, le vivant symbole de la France et de sa littérature ; et, Wieland, ils ne lui pardonnaient pas d’être, dans leur pays, le poète qui avait le plus parfaitement subi, ou reçu, l’influence française. Car ils cédaient à une violente velléité nationaliste : et c’est toute la signification de leur repas. Wieland était, à leurs yeux, le traître. Sous le fauteuil où siégeait l’œuvre complète de Klopstock, ils avaient jeté, après l’avoir mise en lambeaux, l’Idris de Wieland. Puis, quand le punch flamba, l’on y alluma les pipes, au moyen de feuUlets arrachés à l’Idris. Un poète au cœur fatigué, qui ne fumait pas, dut racheter sa nonchalance en piétinant ce qui restait du volume. Et parmi les relens de la mangeaille, la fumée du tabac, les vapeurs de l’alcool, on jura d’en finir avec l’hégémonie française, avec la débauche de Lutèce, avec l’impiété des philosophes parisiens : on rendrait à la vieille Allemagne son pur esprit, sa pure littérature et sa chasteté légendaire. On écrivit à Klopstock, pour lui demander sa bénédiction, qu’il donna très volontiers, car il était l’obligeance même.