Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/690

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Toujours, il sera utile aux Allemands d’étudier les écrits des inventeurs français ; ils y trouveront, pour ainsi dire, les énoncés des problèmes que leur patiente analyse se doit appliquer à résoudre ; ils y entendront les protestations du bon sens contre les excès de leur esprit géométrique.

Que la science allemande soit, au XIXe siècle, sortie de l’œuvre des grands penseurs français, nul, je pense n’oserait le contester de l’autre côté du Rhin ; et nul, de ce côté-ci, ne songe à méconnaître les apports dont, plus tard, cette science allemande a enrichi nos Mathématiques, notre Physique, notre Chimie, notre Histoire.

Ces deux sciences, donc, doivent garder entre elles d’harmonieux rapports ; il n’en résulte pas qu’il les faille placer au même rang. L’intuition découvre les vérités ; la démonstration vient après, qui les assure. L’esprit géométrique donne corps à l’édifice que l’esprit de finesse a, tout d’abord, conçu ; entre ces deux esprits, il y a une hiérarchie analogue à celle qui ordonne Je maçon à l’égard de l’architecte ; le maçon ne fait œuvre utile que s’il conforme son travail au plan de l’architecte ; l’esprit géométrique ne poursuit pas de déductions fécondes, s’il ne les dirige vers le but que l’esprit de finesse a discerné.

D’un autre côté, à la partie de la Science que construit la méthode déductive, l’esprit géométrique peut bien assurer une rigueur sans reproche ; mais la rigueur de la Science n’en est pas la vérité ; seul, l’esprit de finesse juge si les principes de la déduction sont recevables, si les conséquences de la démonstration sont conformes à la réalité ; pour que la Science soit vraie, il ne suffit pas qu’elle soit rigoureuse, il faut qu’elle parte du bon sens pour aboutir au bon sens.

L’esprit géométrique qui l’inspire confère à la science allemande la force d’une discipline parfaite ; mais cette méthode étroitement disciplinée ne saurait aboutir qu’à des résultats désastreux si elle continuait de se mettre aux ordres d’un impérialisme algébrique arbitraire et insensé ; la consigne à laquelle elle obéit, elle la doit recevoir, si elle veut faire œuvre utile et belle, de celle qui est, dans le monde, la principale dépositaire du bon sens, de la science française : Scientia germanica ancilla scientiæ gallicæ.


PIERRE DUHEM.