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et déduire sans fin ; mais il est incapable de diriger l’action et d’assurer la vie ; c’est le sens commun qui règne en maître dans le domaine des faits ; entre ce sens commun et la science discursive, c’est l’esprit de finesse qui établit une perpétuelle circulation de vérités, qui extrait du sens commun les principes d’où la science déduira ses conclusions, qui reprend parmi ces conclusions, tout ce qui peut accroître et perfectionner le sens commun.

La science allemande ne connaît pas ce continuel échange. Soumise à la discipline rigoureuse de la méthode purement déductive, la théorie poursuit sa marche régulière sans aucun souci du sens commun. Le sens commun, d’^autre part, continue de diriger l’action, sans que la théorie en vienne, d’aucune façon, aiguiser la forme primitive et grossière.

Cette absence de toute compénétration entre la science et la le la met-il pas dans une évidence toute crue, ce philosophe idéaliste ? Dans sa chaire d’Université, il dénie toute réalité au monde extérieur, parce que son esprit géométrique n’a pas rencontré cette réalité au bout d’un syllogisme concluant. Une heure après, à la brasserie, il trouve une satisfaction pleinement assurée dans ces pesantes réalités que sont sa choucroute, sa bière et sa pipe.

Chez les Allemands, purs géomètres privés d’esprit de finesse, la vie ne guide point la science, la science n’éclaire pas la vie. Aussi, dans sa magnifique étude sur L’Allemagne et la guerre, M. Emile Boutroux pouvait-il écrire :

« Leur science, affaire de spécialistes et d’érudits, n’a pu pénétrer leur âme et influer sur leur caractère... A part, certes, de notables exceptions, considérez à la brasserie, dans les relations de la vie ordinaire, dans ses divertissemens, ce savant professeur, qui excelle à découvrir et à rassembler tous les matériaux d’une étude et à en faire sortir, par des opérations mécaniques, et sans le moindre appel au jugement et au bon sens vulgaire, des solutions appuyées toutes sur des textes et sur des raisonnemens. Quelle disproportion, souvent, entre sa science et son degré d’éducation ! Quelle vulgarité de goûts, de sentimens, de langage, quelle brutalité de procédés chez cet homme, dont l’autorité est inviolable dans sa spécialité !... Le savant et l’homme, chez l’Allemand, ne sont que trop souvent étrangers l’un à l’autre. »