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Cette gageure, il s’est trouvé de bonne heure, en Allemagne, des hommes pour la tenir.

Avant que le XVe siècle eût atteint le milieu de sa course, le premier penseur original qu’ait compté la raison allemande, Nicolas de Cues, écrivait son traité : De docta ignorantia. Pour servir de base à l’édifice philosophique qu’il allait élever, le « Cardinal allemand » posait cette affirmation, dont le caractère contradictoire saute aux yeux : En tout ordre de choses, le maximum est identique au minimum. Puis, sur cette assise, la méthode déductive lui permettait de construire toute une Métaphysique.

Le XIXe siècle a vu se produire, en Allemagne, une tentative non moins étrange que celle de Nicolas de Cues. Hegel a fait reposer tout son système philosophique sur l’affirmation de l’identité des contraires ; et le grand succès que connut l’Hégélianisme dans les universités d’outre-Rhin marque à quel point l’esprit géométrique des Allemands, bien loin d’être choqué par ce défi au sens commun, prenait plaisir à ce tour de force de la méthode purement déductive.

Un être dont la nature consiste à se sentir dominé par une discipline de fer trouve son bonheur à obéir, sans discuter l’ordre auquel il obéit ; plus cet ordre est étrange, révoltant même, plus l’obéissance est, pour lui, joyeuse ; ainsi s’explique l’allègre soumission avec laquelle l’esprit géométrique d’un Nicolas de Cues ou d’un Hegel déroule les conséquences d’un principe absurde. Les métaphysiciens, d’ailleurs, n’ont pas été seuls, en Allemagne, à donner l’exemple de cette soumission intellectuelle qui nous déconcerte. On a vu des mathématiciens dévider des Géométries complètes où quelqu’un des axiomes les moins discutables qu’Euclide ait formulés se trouvait remplacé par sa contradictoire ; et les auteurs de cas déductions semblaient y prendre un plaisir d’autant plus vif que les conclusions en étaient plus inconcevables, plus saugrenues au jugement du bon vieux sens commun.

C’est cependant d’une Géométrie conforme à ce bon vieux sens commun qu’usent ces mathématiciens toutes les fois qu’il leur arrive, dans la pratique de chaque jour, de mesurer quelque corps ou de tracer quelque figure.

Semblable inconséquence n’est point rare là où l’esprit géométrique prétend se passer du concours de l’esprit de finesse. Isolé du sens commun, l’esprit géométrique peut bien raisonner