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et celle-là prendra plus que sa part ; la science produite par ce travail mal partagé ne présentera pas les harmonieuses proportions de son idéal exemplaire ; au défaut de développement de certaines parties correspondra la croissance excessive de certaines autres ; c’est à ces difformités seules qu’on pourra reconnaître la tournure d’esprit de l’auteur.

Ce sont elles aussi qui, fréquemment, permettront de nommer le peuple qui a produit telle doctrine.

Du type idéal du corps humain, le corps de chacun des hommes s’écarte par les proportions exagérées de tel organe, par l’amoindrissement de tel autre ; ces sortes de monstruosités atténuées qui nous distinguent les uns des autres sont aussi celles qui caractérisent physiquement les diverses nations ; tel excès ou tel arrêt de développement est particulièrement fréquent chez tel ou tel peuple.

Ce qu’on dit du corps se peut répéter de l’esprit ; dire qu’un peuple a son esprit particulier, c’est dire que très fréquemment, dans la raison de ceux qui forment ce peuple, telle faculté est développée plus qu’il ne conviendrait, que telle autre faculté n’a point toute son ampleur et toute sa force.

De là se tirent aussitôt deux conclusions.

En premier lieu, les jugemens qui portent sur la forme intellectuelle d’un peuple pourront être fréquemment vérifiés ; ils ne seront jamais universels. Tous les Anglais n’ont pas le type anglais ; à plus forte raison, les théories conçues par des Anglais ne présenteront pas toutes les caractères de la science anglaise ; il s’en rencontrera qu’on pourrait aussi bien prendre pour œuvres françaises ou allemandes ; en revanche, il se trouvera en France des intelligences qui pensent à la mode anglaise.

En second lieu, si le caractère national d’un auteur se perçoit dans les doctrines qu’il a créées ou développées, c’est que ce caractère a modelé ce par quoi ces doctrines s’écartent de leur type parfait ; c’est par ses défauts, et par ses défauts seuls, que la Science, s’éloignant de son idéal, devient la science de tel ou tel peuple. On peut donc s’attendre à ce que les marques du génie propre à chaque nation soient particulièrement saillantes dans les œuvres de second ordre, produites par des penseurs médiocres ; bien souvent, les grands maîtres possèdent une raison où toutes les facultés sont si harmonieusement proportionnées que leurs doctrines très parfaites sont exemptes de