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me dit l’actif et dévoué baigneur en chef, leur esprit de camaraderie : « Si les copains pouvaient avoir ça ! » Notre Africain en jouit d’une façon attendrissante : « Y a bon ! y a bon ! «  répète-t-il en s’étirant dans l’eau tiède ; et, lorsqu’on lui dit de s’asseoir ou de tendre les bras pour le savonnage, il s’y prête avec le sourire. La mousse blanche sur la peau de bronze fait ressortir ses muscles puissans et les harmonieuses proportions de son grand corps. Le docteur en est dans l’admiration. Comme il n’y a pas d’autres blessés qui attendent, on ne se presse pas. Le beau nègre se trouve bien de l’opération. Plein d’entrain, il nous montre ce qu’il sait d’anglais, puis il raconte en français ses prouesses : « Allemands y a pas bon. Zigouillé deux ; zigouillé quatre. »En même temps, ses longs bras dessinent hors de l’eau un geste expressif d’embrochage à la baïonnette.

Le moins cultivé de nos nègres au début de son séjour (car depuis...), ce fut certainement le Soudanais Mouça Sénoco, du village de Chibougo, dans le Bambarra. Son entrée fut sensationnelle. Atteint d’une fracture du tibia, il ne put être admis au grand bain le soir de son arrivée et fut, non sans résistance, lavé sur son lit. Il trouva, du reste, le moyen de s’offrir une compensation : quand on l’eut bien débarbouillé, il prit une tasse sur sa table, la remplit dans la cuvette, et avant qu’on eût compris son dessein, en avala le contenu d’un seul trait. C’avait déjà été une affaire que de le déshabiller, mais, quand on voulut le panser, il poussa des cris de fauve ; l’infirmière fut sérieusement mordue à la main. Il devait nous prendre pour des Boches. Nous eûmes toutes les peines du monde à l’empêcher de défaire son bandage. Jamais il ne voulut s’étendre dans son lit ; il y passa plusieurs jours, le des contre le traversin et les oreillers ou contre la chaise d’à côté, tête basse et ses longs bras noirs étendus jusqu’aux pieds.

Conduit, le lendemain matin, à la salle d’opération pour le drainage de sa plaie, il regarda avec curiosité le tube à éther et se le mit de lui-même au bout du nez ; on n’eut qu’à l’y maintenir. Tant qu’il fut endormi, tout alla bien ; mais le réveil fut terrible. Envers et contre tous, il cherchait à se lever. Furieux de l’opposition qui lui était faite, il saisit la chaise et la lança au milieu de la salle. On dut éloigner de lui sa table : tout ce qui s’y trouvait eût passé par la fenêtre.

L’heure des repas venue, il ne mangea que très peu et avec