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voit à leur alliance. Celui-ci montre, comme les autres, un moral parfait ; mais quand même, dit-il, ça le chiffonne d’avoir fait la guerre, et la guerre pour de bon, sans avoir vu d’ennemis : « Vous n’en avez vraiment guère vu ? demandé-je. — Pas un seul, je vous dis, monsieur l’aumônier. Ou plutôt si, j’en ai vu, mais des prisonniers, près de Besançon, où je suis venu de Lyon le 6 août et resté au dépôt jusqu’au 13 octobre. Les civils » d’ailleurs, en ont vu autant que moi. Mais depuis le 15 octobre, où j’arrivai à Vic-sur-Aisne et où je pris place dans les tranchées, je n’en ai pas aperçu un. Il ne faisait pas bon lever la tête pour chercher où ils étaient. Hier, au petit jour, on nous a fait mettre baïonnette au canon et avancer, en rampant, dans un champ de betteraves. Nous n’étions pas là depuis deux heures que je recevais un éclat d’obus à la hanche droite et un autre un peu plus haut. Mais toujours pas vu d’Allemands. C’est une drôle de guerre. »


15 novembre.

Je crois bien n’avoir rien dit encore de nos blessés noirs. Nous en avons cependant un grand nombre, surtout depuis quelques semaines. Ce sont bien les vaillans soldats que l’on dit partout et les ennemis féroces des Allemands. Chacun d’eux en a, comme ils disent, « zigouillé » en moyenne cinq ou six ; et la terreur qu’ils inspirent à l’ennemi est des plus justifiées : « Allemands, y a pas bon. » Mais, à part cette haine et aussi l’endurance au mal, qu’ils ont tous en commun, ils présentent, suivant l’origine, le pays, la race, la tribu, des différences très marquées. Les noirs qui nous viennent de l’Afrique du Nord sont des civilisés presque autant que leurs compatriotes Berbères ou Arabes. De l’Afrique occidentale et du Congo français il en arrive, au contraire, à côté d’assez cultivés, quelques-uns de fort primitifs.

Nous recevions un soir, à la fin d’octobre, un Guinéen de Konakri, qui parlait le français très convenablement, et même un peu l’anglais. Blessé à la tête seulement, il put être envoyé à la salle de bains, où le docteur me permit d’entrer. Le bain est de rigueur pour tous les arrivans à qui leur blessure ne l’interdit pas et l’on peut croire qu’après des semaines, des mois passés sans se déshabiller, ils en apprécient à sa valeur le bienfait. C’est même, presque toujours, l’occasion de montrer.