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servit aussitôt comme de bouclier pour la tête. Paré ainsi du côté des balles, il ne tarda pas à courir d’autres risques. Les Allemands mirent le feu à un réservoir de pétrole, et le dangereux liquide commença de couler dans le ruisseau. Notre ami craint bien que plusieurs blessés qui gisaient non loin de lui, et parmi eux son capitaine, n’aient été brûlés. Pour lui, malgré une hémorragie qui l’avait exténué, il put remonter sur la berge, mais ce fut pour se voir tout à côté des lignes allemandes, qui avaient progressé. Il se traîna quelques centaines de mètres, trouva l’aide d’un camarade et atteignit enfin l’ambulance française. Un automobile le conduisit à Furnes, où il fut mis dans un train sanitaire qui se dirigeait vers Orléans. Au bout de deux jours d’un trajet épuisant, sa faiblesse lui valut de pouvoir descendre à Juvisy. Nous le guérirons.

Je lui demande s’il a vu les bateaux anglais qui ont pris part à la bataille. Il a seulement entendu les détonations de leur artillerie, et il confirme qu’elle fait des ravages énormes dans les rangs serrés des ennemis. Un autre de nos trois blessés, qui est allé, lui aussi, à Dixmude en partant de Reims, mais par Paris et Dunkerque, les a nettement aperçus en montant le long du rivage et de l’endroit même où il combattait. Le journal d’aujourd’hui nous apprend qu’il s’y trouve aussi de nos sous-marins. Maintenant, c’est complet ; les engins de mort partent à la fois du sol, des airs et des flots ; et il en est d’autres qui cheminent sous terre pour faire exploser tranchées, villes, casernes, forêts, tout ce qui porte des vies humaines. La science est maîtresse du monde !


30 octobre.

Nous avons reçu près de cinquante blessés ces trois derniers jours. Aucun d’eux ne m’a fait plus de pitié qu’un pauvre réserviste à qui une balle a traversé le front de droite à gauche, coupant le nerf optique et fermant à jamais les yeux. Il ne connaît pas encore l’étendue de son malheur : « Pourvu que je revoie clair après les pansemens ! » répète-t-il sans cesse ; et personne jusqu’ici n’a eu le courage de briser son reste d’espoir, moi pas plus que les autres.

Deux autres blessés d’avant-hier avaient été aveuglés par le plâtre d’une muraille le long de laquelle ils s’abritaient et qu’un obus avait dispersée. Aujourd’hui déjà ils recommencent à voir.