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morale et intellectuelle, et jusque dans les productions de leur pensée, de leur travail et de leurs arts.

Le Latin produit ses grands et petits chefs-d’œuvre par l’incarnation de la conscience nationale en des génies individuels ; le Germain ne présente le plus souvent au monde que des orchestres d’érudits, de travailleurs ou d’artistes sous le bâton d’un chef. Porte-parole de sa nation, l’artiste ou l’artisan latin ne peut produire qu’au sein d’un État vivant et conscient ; nos plus belles périodes d’art, de littérature et d’industrie ont toujours coïncidé avec nos plus clairs réveils de conscience nationale. Pour le Germain, c’est tout justement le contraire : « Nos périodes politiques les plus faibles, dit M. de Bülow, les temps de la plus évidente décadence de l’État allemand nous ont donné précisément la plus belle floraison de notre vie intellectuelle ; les classiques du Moyen Age, comme ceux des temps modernes, ont créé la littérature allemande au milieu des ruines de notre vie politique. »

Ainsi, pour faire œuvre d’art, œuvre humaine, œuvre universelle, il semble que le Latin ait besoin de se sentir plus latin, si l’on peut dire, et que le Germain ait besoin d’être dépouillé ou diminué de son germanisme, de vivre sous la férule ou l’influence de l’étranger. En ses temps de Kultur triomphante, le Germain n’est qu’un homme de guerre et de science, un barbare armé par l’industrie du savant. L’ombre française fait naître en Allemagne les Gœthe et les Schiller. Le soleil impérial n’y fait grandir que les Krupp, auxquels l’université de Bonn décerne ses titres de docteur honoris causa.

Sous le soleil impérial, en dépit de l’éducation la plus latine, l’Allemand le plus cultivé du xxe siècle n’est toujours qu’un Germain. Pour M. de Bülow, État et nationalité ou, comme il dit lui-même, « domaine politique et possession nationale » ne sont pas termes synonymes : « Il faut distinguer entre le territoire sur lequel s’étend la domination politique d’un peuple et le territoire possédé par ses nationaux. S’il y avait moyen de s’arranger sur notre terre de telle sorte que les nationalités puissent se séparer les unes des autres d’une façon aussi nette que les États, on allégerait l’histoire de son problème le plus difficile. Mais les frontières des États ne séparent pas les nationalités. » Ce qui fait l’État, au gré de ce Germain, ce n’est pas le territoire héréditaire, possédé par une nation de citoyens ; ce