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teignent jamais à « cette forme suprême » où, en pleine liberté de choix, en pleine connaissance de cause, le groupement d’État se subordonne tous les autres, « non par la violence et tout d’un coup, » mais par le vœu et le règne d’une conscience nationale.

« Ce n’est pas mauvais vouloir, ajoute M. de Bülow, ni manque de sens patriotique ; mais, de par son tempérament, l’Allemand se sent plus à son aise, lié aux petites associations, que rangé dans la vaste union nationale. » Voilà, je crois, l’une de ces phrases qui eussent fait la joie de Fustel de Coulanges : quel commentaire il eût donné à chaque mot de cette formule, en opposant le lien personnel, donc fragile et éphémère, des associations germaniques à l’union instinctive, donc permanente et infrangible, des nations latines ou latinisées, la Res publica de celles-ci à « l’hommage » de celles-là !

« Le principe fondamental de tout le droit public à Rome, dit Fustel, était la souveraineté absolue de l’État, de la « chose publique, » res publica. L’État, la res publica, n’était pas chez les Romains une conception vague, un idéal de la raison ; c’était un être réel et vivant qui, bien que composé de tous les citoyens, existait par soi-même et au-dessus d’eux. Les Romains comprenaient l’État comme un être constant et éternel, au sein duquel les générations d’individus venaient passer l’une après l’autre. Aussi cette res publica était-elle à leurs yeux un pouvoir supérieur, une autorité maîtresse, à laquelle les individus devaient une obéissance sans limite… La République ou l’État était une sorte de monarque insaisissable, invisible, omnipotent toutefois et absolu. Tout était sous la surveillance de l’État, même la religion, même la vie privée ; tout lui était subordonné, même la morale[1]. »

À Rome, l’établissement de l’Empire et la souveraineté absolue de l’Empereur ne furent que l’incarnation de la res publica dans un être visible, tangible, auquel l’état déléguait viagèrement tous ses pouvoirs, au lieu de les déléguer, comme autrefois, à plusieurs magistrats annuels. L’Imperator fut désormais l’État fait homme, ou plutôt l’État fait dieu, puisque les autels de la déesse Rome et le culte des divins Empereurs furent établis en chaque province pour semer et entretenir la

  1. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions, I, p. 147.