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lui-même la maitrise des mers. Enfermer un pays continental quand on possède, au contraire, les mers avec une bonne partie de ses frontières terrestres, est plus aisément réalisable. L’Allemagne le comprend fort bien ; elle sait que, si elle ne nous a pas abattus assez vite, ce blocus peut constituer pour elle un danger irrésistible, contre lequel ni ses pièces lourdes ni ses attaques en colonnes de quatre ne pourront rien. Elle le sait, puisque ses écrivains militaires l’avaient mise en garde longtemps avant la guerre contre un tel péril, et c’est pourquoi sa haine est plus forte contre l’Anglais que contre le Russe ou contre nous. Mais il ne faut pas en conclure que le succès soit déjà obtenu et se fier naïvement à ces descriptions fantaisistes où l’on nous peint une Allemagne souffrant déjà de la famine. L’heure de l’angoisse suprême n’est pas encore venue, ni pour les céréales ou la viande dont nous n’avons pas voulu nous occuper ici, ni pour les matières minérales que nous avons étudiées. Contre nos assauts, le gouvernement allemand a organisé sa défense avec la même science et suivant les mêmes principes que sur le terrain militaire.

Pour résister, il va mettre en œuvre toutes les ressources d’un étatisme qui volontiers se solidarise avec la grosse industrie et, par un échange de bons procédés, obtient de cette industrie son utile concours. Nous avons vu se créer une société des céréales de guerre, une société des métaux de guerre et, dans cette dernière, sont entrées toutes les grandes compagnies métallurgiques ou financières. La formidable machine industrielle allemande, dont les rouages ne pouvaient plus longtemps tourner à vide, adapte peu à peu ses engrenages et ses bielles au seul fonctionnement de la guerre. En groupant les capitaux et les capacités techniques, on va donner les mots d’ordre, auxquels le particulier obéira avec cette merveilleuse discipline qui fait de l’Allemand un instrument puissant lorsqu’il est en nombre et bien encadré.

Outre son intérêt passionnant pour la conclusion d’une lutte atroce, l’expérience sociale qui va être ainsi tentée ne sera pas sans présenter quelque intérêt d’un point de vue purement théorique. On va voir, mieux qu’on n’aurait pu le faire dans aucune autre circonstance, si un Etat moderne, tenant toutes ses forces en main et disposant de tous les pouvoirs indiscutés, peut réglementer dans ses moindres détails la vie de 68 millions