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constitution, une redistribution de ses territoires, telles qu’on n’en a pas vu de plus considérables depuis les traités de Westphalie. De Cattaro à Raguse, jusqu’où s’étendra la grande Serbie de demain ? Sur quelles bases s’établira le nouvel Etat slave du Sud ? Quelle place laissera-t-il aux Italiens du littoral ? Quel sera le sort de Trieste, enveloppée par les Slovènes ?

Ainsi la question irrédentiste ne pouvait rester absente de la guerre actuelle. L’ambassadeur de Russie ne l’a-t-il pas officiellement indiqué en proposant de confier au gouvernement de Rome les Italiens faits prisonniers dans les régimens austro-hongrois ? Les Italiens d’Autriche ne se laissent pas oublier. Hier, raconte le Times du 29 octobre dernier, cinq mille jeunes Triestins ont quitté Trieste pour le front. Ils ont été conduits à la gare sous une forte escorte de police, la foule suivait dans un silence funèbre. Mais lorsque le train s’ébranla, un même cri s’échappa de toutes les poitrines : « Evviva Trieste Italiana ! » ce Vive Trente et Trieste ! » C’est aussi le cri qui a accueilli les déclarations de M. Salandra à la Chambre [1]. Cette année, les fêtes en souvenir de la mort d’Oberdank ont été célébrées avec un éclat qu’on ne connaissait plus...

Quelques semaines après la déclaration de la guerre, le grand journal libéral de Milan, il Secolo, a publié un dessin bien caractéristique : sur les eaux de l’Adriatique vogue une petite barque, battue par les flots, où est assis le marquis di San Giuliano, en grand costume d’ambassadeur, avec deux béquilles sur les genoux ; à la proue flotte un drapeau qui porte ce mot : Neutralita. Mais on voit à l’avant, dormant entre deux eaux, une énorme mine sur laquelle est écrit en grosses lettres : Irredentismo.

La souplesse sicilienne de l’éminent diplomate elle-même aurait-elle réussi à prolonger longtemps cette inquiétante navigation ? C’est aux Italiens qu’il appartient, les yeux fixés sur leur seul intérêt, de tenir la barre à travers les obstacles sournois et en profitant des occasions fugitives... La mine fera-t-elle sauter le frêle esquif ? Peut-être n’éclatera-t-elle jamais, mais il m’a semblé que le lecteur français pourrait trouver quelque profit à connaître l’existence de cet engin et l’histoire de sa fabrication.


JEAN POZZI.

  1. « L’Italie a le devoir de ne pas laisser passer le moment de revendiquer ses frontières naturelles. » (Ordre du jour voté par le Parti radical le 15 septembre dernier.)