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d’un besoin inné de haïr et d’envier. D’un bout à l’autre de la biographie du général prussien, un immense flot d’amertume s’épanche sous la forme de violentes critiques à l’adresse de ses chefs ou de ses collègues. Yorck, Blücher, le ministre Stein. même la reine Louise, cette idole adorée de tout cœur prussien, autant de figures qui, tour à tour, provoquent dans l’âme ulcérée de Gneisenau un fiévreux élan de colère ou de mépris. Seul, sans doute, Napoléon lui est toujours apparu un adversaire vraiment digne de lui : car sous l’animosité à peu près universelle du général se cachait une très haute idée de sa propre valeur. Dans un mémoire daté de juillet 1807, il affirmait que le triomphe militaire et la nouvelle grandeur politique de la France résultaient de ce que la Révolution avait permis, chez nous, à toutes les « forces individuelles » de se manifester, de trouver à s’employer selon leur mesure. Et toute l’ambition sans limites de l’humble descendant d’officiers de fortune autrichiens s’exprimait, ensuite, dans ces phrases significatives de son mémoire :


Quelles forces infinies dorment au sein d’une nation, non développées et non utilisées ! Tandis qu’en France le plus grand homme s’est élevé presque sans effort à la tête d’une hiérarchie de grands généraux et de grands hommes d’État, il se peut que chez nous, parmi des milliers de natures médiocres, existe dans l’ombre un génie plus grand encore, empêché par sa situation de prendre son libre vol. Pendant que le royaume périt dans la faiblesse et la honte, qui sait si le plus misérable de ses villages ne renferme pas un César occupé à traîner la charrue, un Epaminondas chétivement nourri du travail de ses mains ? Pourquoi les Cours européennes ne se décident-elles pas à faire usage de moyens simples et sûrs pour découvrir le génie, en quelque lieu qu’il réside, pour lui ouvrir sa carrière, pour le stimuler sans égard à de vaines considérations de titres ou de rangs ? L’époque nouvelle exige plus que de vieux parchemins : elle veut une activité fraiche et des talens nouveaux.


Oui, toute sa vie Gneisenau a eu conscience d’être ainsi quelque chose comme un génie méconnu, un Napoléon « empêché par sa situation de prendre librement son essor. » De là, dans ses lettres, une série ininterrompue de récriminations et de plaintes, sans que ni les succès militaires ni les distinctions honorifiques vaillent à lui enlever l’impression de n’être pas traité suivant son mérite. Et souvent aussi le général, avec une indifférence déjà toute « nietzschéenne » pour les anciennes « limites du bien et du mal, » ne se fait pas scrupule de « forcer la main » au roi de Prusse ou à ses ministres pour leur arracher l’ « avancement » où il sait avoir droit. Un de ses procédés favoris est de signifier qu’il est las de servir, et de solliciter