Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« anéantie. » Son mépris haineux de la France s’étend même au « prince royal » de Suède, qui n’est toujours à ses yeux que l’ex-général Bernadotte. S’étant rencontré avec celui-ci sur l’Elbe, à la veille de la bataille de Leipzig, le vieux maréchal prussien profite de son ignorance de la langue allemande pour lui vomir au visage toute sorte d’injures, traduites aussitôt par son interprète en autant de paroles affectueuses.

Mais, combien on se tromperait, en fin de compte, à croire que ces sentimens d’animosité « patriotique, » pour profonds et immuables qu’ils aient été, aient occupé le premier rang dans l’âme de Blücher ! N’a-t-on pas vu déjà de quelle manière le souci de son « fourgon de Champagne » risquait de faire oublier au vieux chef celui de son armée ? Et plus au large encore, par-dessous tout cela, s’étalait cyniquement, dans cette âme de brute, le souci de l’argent. Il faut entendre le vieux feld-maréchal, tout au long du recueil, exprimer à sa femme ou à ses confidens le mélange singulier d’aigreur et de dédain que lui inspire l’insistance des souverains alliés à couvrir sa poitrine de décorations inutiles, tandis que personne ne songe à payer ses services de la seule monnaie qui ait de quoi lui plaire. C’est au point que l’on pourrait citer en guise d’épigraphe, à la première page d’une biographie du célèbre « héros » de la « Délivrance » prussienne, l’édifiante anecdote que voici, extraite des Souvenirs du général von Hüser :


Lorsque, après mon retour à Paris en 1815, je me suis présenté devant Blücher, j’ai trouvé celui-ci tellement exaspéré de l’insuccès de plusieurs de ses propositions, — (notamment de celle qui avait pour objet la destruction du pont d’Iéna, et de celle aussi qui tendait à dépouiller la France de l’Alsace-Lorraine), — qu’il en était devenu malade, et avait dû se faire appliquer des sangsues. Encore la malchance voulait-elle qu’il lui fût impossible de se procurer de nouvelles sangsues. Il est vrai que, la veille, le feld-maréchal avait eu l’honneur de recevoir une décoration expressément créée à son usage, la Croix de Fer entourée de rayons d’or, et destinée à être portée comme une étoile sur l’endroit du cœur : mais cette distinction elle-même n’avait pas réussi à le rasséréner, car il avait compté plutôt sur un don d’argent, ou sur l’attribution d’un domaine. « — Que veut-on encore que je fasse de cette machine-là ! — avait-il dit, lorsque lui était arrivée la décoration. — J’en ai déjà tant, de ces ordres, que je ne sais pas où les fourrer ! Si du moins c’était un verre avec des sangsues, je pourrais me l’appliquer sur la tempe ! »


Ce qui n’empêche pas que ce vieux Blücher, avec son « fourgon de Champagne, » sa raillerie cynique et sa mauvaise humeur, nous