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route ? — Hélas ! Excellence, de ces temps-ci aucune route n’est sûre. L’ennemi peut toujours saisir notre bagage derrière notre dos. — Pourvu, tout de même, que ces maudits Français ne s’avisent pas de saisir mon Champagne ! — Ma foi, je serais presque tenté de souhaiter qu’ils le saisissent, Excellence, ce serait toujours pour nous un souci de moins ! — Oui, cela vous est facile à dire, — gémissait Blücher, — mais savez-vous que ce serait une catastrophe effroyable, un coup qui aurait de quoi me réduire au désespoir ? »


Impossible d’imaginer une « brute » plus achevée que ce fameux Blücher, dont l’étrange figure occupe bien, à soi seule, une moitié du recueil populaire allemand. Un professeur d’université qui l’a beaucoup connu nous a laissé sur lui un jugement que je regrette de ne pouvoir pas traduire tout entier. « Blücher, — écrivait Steffens, — a été sous tous les rapports un personnage incorrect, et c’est précisément son incorrection qui a fait sa grandeur. Certes, le moraliste trouverait en lui bien des choses à blâmer ; et l’on ne saurait, non plus, le considérer comme un chef militaire de très haute valeur. » Mais Steffens affirme qu’il y a eu, chez Blücher, un trait qui a suffi pour lui tenir lieu et de « correction » morale et de génie militaire. Ce trait était la « haine de Napoléon et de la France entière, » la « résolution inébranlable de les anéantir. »

Et, en effet, il n’est pas douteux que la haine de la France ait été l’un des sentimens les plus profonds de cette âme rudimentaire, — tout au moins pendant que Blücher ne souffrait pas de ses accès de goutte, car tous les témoignages contemporains s’accordent à nous montrer le vieux feld-maréchal devenant tout à fait indifférent au sort de Napoléon comme à celui de ses propres armées, aussitôt qu’il est repris de ces accès de sa maladie pendant lesquels il ne cesse pas de se plaindre, d’insulter ses médecins et ses gardes-malades, de trembler pitoyablement devant la perspective abhorrée de la mort. A l’exception de ces semaines de « goutte, » c’est chose certaine que Blücher a toujours réservé une partie de son cœur au désir passionné d’abattre un ennemi dont il ne manque jamais à parler, dans ses lettres, comme parlerait de sa future victime un chasseur, — ou plutôt encore un garçon boucher. Il a beau apprendre que Napoléon a comblé d’égards son fils blessé et prisonnier ; il a beau recevoir de Louis XVIII et des royalistes français, en 1814, maintes preuves de gratitude respectueuse : rien au monde ne saurait lui ôter l’idée que, depuis le « tyran » Napoléon jusqu’au plus humble de ses sujets français, notre race ne finira de constituer un danger pour le monde qu’à la condition d’être