Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A Châlons, dans la nuit du 5 février 1814, la ferveur combative de nos troupes s’est tristement relâchée. Le matin suivant, le général Yorck a envoyé en ville son « brosseur, » avec ordre de lui rapporter quelque ; chose à boire. Après une longue absence, le soldat est revenu complètement ivre, et chargé d’une demi-douzaine de bouteilles de vin de Champagne. Et comme le général lui reprochait sa conduite, il a répondu que toute l’armée prussienne du faubourg était encore plus ivre lui. Aussitôt le général a envoyé son chef d’état-major, le colonel von Valentini, en le chargeant de s’informer de ce qui en était ; et Valentini lui a appris qu’en effet l’infanterie de son avant-garde se trouvait non seulement épuisée de fatigue, mais aussi soumise de la façon la plus entière au pouvoir déplorable d’une abondante provision de vin de Champagne que l’on avait découverte, la veille, dans les caves des maisons du faubourg. Un bon nombre d’hommes, saturés de cette boisson inaccoutumée, qu’ils avaient prise d’abord pour de la bière blanche, s’étaient laissés tuer, la bouteille en main, tout le long des remparts. Beaucoup d’autres également, domptés par la force soporifique du vin, ronflaient sans l’ombre de souci aux postes les plus dangereux. La deuxième brigade, surtout, avait perdu une foule d’hommes, morts ou blessés, et se voyait dorénavant hors d’état d’affronter le combat, si bien que le général a dû la remplacer aussitôt par la septième. Le maire de Châlons, dans sa plainte au général Yorck, a constaté que, durant cette seule nuit, 57 000 bouteilles de vin de Champagne avaient été dérobées et vidées par nos troupes.


Il se trouve, d’ailleurs, que le vin de Champagne a joué un rôle considérable dans toute l’histoire de la partie proprement « française » de la « Délivrance » allemande. A chacune des étapes de la Campagne de France en 1814, et puis ensuite à Paris, cette année-là et la suivante, chefs et soldats de l’armée prussienne, notamment, ne se montrent guère devant nous que « la bouteille en main. » Pas de succès allemand, militaire ou diplomatique, qui ne nous apparaisse sanctionné par une copieuse libation de Champagne, — d’un Champagne naturellement « découvert » dans nos caves françaises. Sans compter les riches convois du même vin que traînaient parfois à leur suite les généraux prussiens, ainsi que le faisait en particulier l’effarant Blücher, ce principal « héros » de toute l’aventure d’il y a un siècle. Écoutons encore, à ce propos, le récit d’un compagnon de luttes du vieux feld-maréchal :


A l’émoi que lui causait la résistance de Napoléon s’ajoutait, pour Blücher, une autre inquiétude. Jour et nuit, il avait en tête le sort de son fameux « fourgon de Champagne, » et vivait dans l’épouvante de le voir tomber aux mains des Français. « — Dites-moi, Gneisenau, demandait-il, où peut bien être mon fourgon de Champagne ? — En vérité. Excellence, je l’ignore ! — Cependant vous m’affirmez qu’il est parti par la bonne