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retarder le néophyte dans son élan vers le sacrifice. Même débat de conscience que dans le Cid, et d’où le héros sort pareillement victorieux. Tel est alors son détachement des plaisirs du monde et de leurs flatteuses voluptés, qu’au moment de mourir, il fera don de Pauline à Sévère, il résignera son bien entre les mains de son rival, ce qui, du point de vue mondain, est impardonnable, et qui a valu à Corneille les railleries de Voltaire et de tant d’autres. Que si l’amour n’est pas sacrifié, il devient la source de toutes sortes de maux et d’actions ridicules ou honteuses. Camille apprend qu’on lui a tué son fiancé, et elle a sous les yeux le meurtrier qui l’a frappé, l’épée qui a fait couler son sang ; nous serions, quant à nous, disposés à beaucoup d’indulgence pour celle qui vient d’être si cruellement meurtrie ; et dans la minute où elle reçoit le premier choc, la révolte de tout son être nous paraît trop naturelle pour pouvoir être très coupable. Mais Camille a blasphémé contre la patrie : elle a mérité la mort. Cinna, parce qu’il est amoureux d’Emilie et qu’il se fait de l’amour une religion, est prêt à commettre un meurtre abominable. Et Maxime, pour la même raison, s’engage dans un imbroglio qui fait de lui, en plein drame, un personnage de comédie. Au surplus, l’amour ne pouvait avoir un autre rôle dans cette rude et grave tragédie d’État. On en a souvent fait la remarque, les passions de l’amour sont éminemment un passe-temps pour désœuvrés, incomparables pour remplir une existence vide, l’occuper ou la bouleverser ; elles tiennent beaucoup moins de place auprès de ceux qui ont seulement à gagner le pain quotidien ; mais lorsque les grands intérêts entrent en lutte, et quand la guerre se déchaîne, alors ces terribles orages du cœur ne nous paraissent plus que vaines agitations et jeux futiles.

Que ce soit d’ailleurs l’amour ou la haine, toute passion a, aux yeux de Corneille, un défaut irrémédiable, c’est d’être une passion. Le sens du mot n’est que trop clair : l’homme y est passif, à la merci d’impulsions qu’il subit. Or il ne suffit pas à la dignité humaine d’échapper au pouvoir d’une volonté étrangère ; encore ne devons-nous pas être livrés à ces forces obscures qui sont en nous, mais qui ne sont pas nous. Auguste, lorsqu’il prononce le vers fameux.


Je suis maître de moi comme de l’univers,


définit le héros cornélien. Tout au rebours, le héros romantique se qualifiera d’être « une force qui va » et fera bon marché de l’intelligence au profit de la seule passion. D’après la psychologie du XVIIe siècle, la seule faculté où nous ayons droit de