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chez Racine la seule conquête qui importe est celle de l’objet aimé. C’est qu’ici l’amour est toujours sacrifié. Rien d’ailleurs de plus significatif que le rôle donné dans le drame cornélien à cette passion qui, de Racine à Marivaux, allait envahir tout le théâtre, tragédie et comédie, et, de proche en proche, gagner le roman, la poésie lyrique et absorber à peu près toute la littérature d’imagination. Corneille l’a dit formellement : « La passion de l’amour est trop chargée de faiblesse pour être la dominante d’une pièce héroïque. » Tels de ses personnages s’expriment sur ce sujet avec une rudesse dont on devine qu’un peu plus tard, vers 1660, elle dut faire sur la jeune cour et le public galant l’effet d’une impardonnable grossièreté. C’est dans le Cid que se trouvent les vers fameux :


Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses :
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.


Eh quoi ! Celle qu’on aime n’est-elle pas, tant qu’on l’aime, l’incomparable et l’unique ? Si l’amour n’est qu’un plaisir, que deviennent ses tortures qui sont ce qu’en recherchent avec une âpre volupté ceux qui aiment à aimer ? Et si l’honneur seul est un devoir, aimer n’est-il donc pas la première obligation d’un honnête homme ? Pour parler ainsi de l’amour, mieux eût valu n’en pas parler du tout. Cette passion est exclusive, de sa nature ; si on l’introduit dans une pièce, elle doit y régner toute seule : elle n’admet pas le partage : la reléguer au second plan, c’est un crime contre l’amour...

Ce crime, c’est précisément celui dont Corneille n’a cessé de se rendre coupable. Car il n’a certes pas ignoré l’amour : il n’en a méconnu ni le charme, ni la violence, ni la douceur, ni la noblesse. Mais il l’a toujours présenté comme un obstacle qui risque de nous arrêter sur le chemin du devoir, ou de nous en détourner, et dont il convient donc de triompher. Don Diègue a été insulté et le devoir exige que Rodrigue venge l’honneur de son père. Mais il aime Chimène, qui est la fille de l’insulteur. Cet amour le fait hésiter, délibérer avec lui-même. Conflit intime dont l’issue ne saurait être douteuse : c’est le devoir qui l’emportera et tout l’amour de Rodrigue ne l’empêchera pas de provoquer un offenseur qui est le père de Chimène. De même en sera-t-il pour celle-ci. Et tout l’amour qu’elle a pour Rodrigue, cet amour dont tout à l’heure elle pâmera, ne l’empêche pas de demander justice contre un criminel qu’elle adore. Il n’y a pas d’amour plus pur et plus élevé que celui de Polyeucte pour Pauline. Mais l’attrait de cette tendresse légitime va