Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 25.djvu/451

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On croyait alors que ses destinées dépendent uniquement du bon plaisir des princes ; nous pensons aujourd’hui qu’elles sont en partie déterminées par des agens impersonnels, la race, l’histoire, les conditions économiques. Mais peu importe. État ou pays, c’est lui qui dure, et nous n’en sommes qu’une fraction infime et éphémère. Il était avant nous, il sera après nous, et nous n’existons que par rapport à lui : c’est donc que, comme nous lui devons tout ce que nous sommes, nous nous devons à lui. Avant d’être de telle famille, de tel rang, de telle profession, nous sommes Grecs ou Romains et Français ou Espagnols. Nous l’oublions un peu en temps de paix, et plus se prolonge la sécurité de cette paix endormeuse, plus se détend le lien qui nous rattache à la communion nationale dont nous faisons partie. Nous nous isolons de l’ensemble ; nous nous enfermons dans le petit cercle de nos affections, de nos intérêts et de nos goûts ; nous cultivons notre jardin ; nous nous complaisons dans notre égoïsme dont nous nous faisons une manière de dogme ; nous sommes la cellule qui se désintéresse de la ruche. Nous abandonnons le soin des affaires publiques à ceux dont c’est le métier de s’en occuper, comme c’est un métier de faire un livre ou une pendule. Mais que ce calme, par lequel il nous plaît de nous laisser abuser, vienne à être troublé, qu’une menace surgisse sur notre frontière, alors toutes les vérités que nous avons méconnues nous apparaissent soudain dans un jour éclatant. Nous comprenons que chacun de nous est l’héritier d’un long passé, et qu’il porte en lui un dépôt sacré, celui qu’y ont accumulé les générations appartenant à une même race. Nous nous rendons compte que notre esprit, notre sensibilité sont le produit d’un sol, d’un climat, et aussi d’une lente élaboration à travers les siècles. Nous nous apercevons qu’autour de ce trésor, qui est notre commun patrimoine, des jalousies naissent et grandissent et que nous avons donc à le défendre contre les convoitises étrangères. Ainsi l’individu se subordonne à la Cité... C’est ce qu’il faut entendre quand on dit que la tragédie de Corneille est politique. Ne prenons pas le mot au sens étroit de rivalités entre les partis et de compétitions pour le pouvoir. La tragédie, chez Corneille, agite les grands intérêts du pays : c’est le drame de la Cité.

Les passions qui animeront cette tragédie politique seront exclusivement les passions viriles : goût du commandement, ambition, souci de l’honneur, haine, vengeance. Les héros en seront les chefs d’État, les rois et leurs ministres, les capitaines et leurs soldats. Le crime y sera toujours un crime contre la sécurité de l’État. La conquête y sera celle d’un pays voisin, celle d’une couronne ou d’une dignité, alors que