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modernes, le théâtre, qui n’a rien conservé de ses origines sacrées, sert uniquement à nous divertir. C’est un plaisir, qui peut être d’ordre relevé, noble, et même austère, mais enfin un plaisir : personne aujourd’hui n’est en disposition de prendre du plaisir. Beaucoup ont été cruellement frappés, pour qui ce serait un supplice intolérable de se trouver dans un lieu public, en contact avec des indifférens ; peut-être, et il faut le leur souhaiter, parviennent-ils dans la solitude à occuper leur esprit par quelque lecture qui leur est un réconfort ou une diversion ; mais il y a dans le plaisir pris en commun quelque chose d’offensant pour une douleur intime qui veut la retraite et le silence. D’autres, qui jusqu’ici ont été épargnés, connaissent du moins le tourment de l’inquiétude : car combien sont-ils ceux qui n’ont pas aux armées un fils, un frère, un mari, un être tendrement aimé ? Ceux même qui ne tremblent pas pour la chair de leur chair éprouvent un scrupule à s’asseoir paisiblement dans une salle de fête, alors que tant d’autres sont sous la mitraille.

D’autre part, le théâtre est étroitement dépendant des sujétions matérielles. La moindre représentation exige non seulement une troupe d’acteurs exercés, mais tout un bataillon de comparses, figurans, machinistes, accessoiristes, électriciens. La plupart ont été mobilisés : il ne reste que des équipes désorganisées, réduites aux élémens les moins jeunes et les moins actifs. Avec le développement qu’a pris la mise en scène, depuis quelque temps, l’industrie du théâtre est devenue très coûteuse, et chaque soirée entraîne des frais considérables : le directeur ne se soucie pas d’engager des dépenses qu’il n’est nullement assuré de couvrir. Quant aux spectateurs, dont les revenus sont diminués, et qui ont déjà beaucoup de peine à faire face aux dépenses de première nécessité, ils hésitent à grever encore leur budget, en y ajoutant des dépenses de luxe ; et on sait quels prix, d’ailleurs insensés, avaient atteints aux dernières nouvelles les places de théâtre. Ajoutez que, le soir, les rues sont à peine éclairées et les moyens de communication font complètement défaut. Les autobus sont partis, pour servir au ravitaillement des troupes ; il paraît même qu’ils s’acquittent de cette fonction à ravir et qu’ils y ont trouvé l’emploi qui leur convient le mieux. Les taxi-autos ont été, pour la plupart, réquisitionnés. Les fiacres eux-mêmes manquent de chevaux. Ni tramways ni métro ne marchent à l’heure de la sortie des théâtres. Plutôt que de traverser, à pied, un Paris plongé dans l’obscurité, on préfère rester chez soi. C’est pourquoi tout se réduit à quelques matinées où le public, — qui s’y presse, — est composé, en majeure partie