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détachement était enfermé dans le fort qui protège la gare, et il était défendu de regarder les trains, surtout ceux venant de l’Ouest, de la France.


Un matin, lit-on dans ses Souvenirs, à l’heure de la récréation, nous étions dans la cour. Un de mes amis, un Breton, commit l’imprudence de se pencher pour voir au dehors, à travers le créneau. La sentinelle qui montait la garde au pied du rempart l’aperçut, épaula, fit feu. La balle atteignit à l’œil mon malheureux compatriote et lui transperça le front. Au bruit de la détonation, nous accourûmes tous : le blessé fut transporté au poste où il ne tarda pas à expirer. Nous étions blêmes de rage. Le commandant de place prétendit que le prisonnier avait dû insulter la sentinelle.

— C’est faux ! m’écriai-je, indigné. Il n’a pas seulement ouvert la bouche. Faites-nous fusiller tous, c’est plus simple, et que cela finisse !

On se contenta de changer le factionnaire...


Confinons la série des assassinats. Dans le suivant, qui se passa à Stettin, le drame fut complet.

Le soldat poméranien qui surveillait une corvée transportant de la terre frappe avec le dos de son sabre un prisonnier qui, selon lui, n’avait pas suffisamment rempli sa brouette. Indigné, le Français, vieux soldat à moustache grise, fait avec sa pelle le simulacre de parer les coups et de vouloir riposter.


L’Allemand le frappe alors avec rage du taillant de son sabre et lui fend la tête ; inondé de sang, ce malheureux tombe pour ne plus se relever. L’ignoble brute qui vient de commettre ce double assassinat remet crânement son sabre au fourreau, sans l’essuyer, afin de pouvoir montrer ce sang à ses camarades.

Les autres Poméraniens applaudissent et semblent envier l’acte de sauvagerie auquel vient de se livrer un des leurs.

Soudain un dragon quitte sa brouette, s’approche du Prussien, et, prompt comme l’éclair, avant que les autres soldats allemands aient le temps d’intervenir, il assène sur la face du meurtrier un si terrible coup de poing, que le sang jaillit par la bouche, le nez et les oreilles ; le Prussien s’abat comme une masse, les yeux hors des orbites ; alors le Français s’écrie : « Vive la France ! » et « Tuez-moi maintenant, tas de lâches ! »

A peine a-t-il prononcé ces paroles qu’un coup de fusil le couche pour toujours à côté de la première victime de ces brigands, qui criblent son cadavre de coups de baïonnette et lui écrasent la figure à coup de talons de bottes...


Transporté à l’hôpital, le Prussien mourut le même soir. Les cadavres des deux Français furent déposés à l’amphithéâtre et livrés aux étudians pour servir à leurs études.